Manuel Valls, de l’ombre de la MNEF aux coulisses du PS mercredi 1er octobre 2014.
Ce sont ceux qui le connaissent bien qui en parlent le mieux: le Parti de gauche
Ce sont ceux qui le connaissent bien qui en parlent le mieux: le Parti de gauche
L’histoire de Manuel Valls, qui croise celle de Cambadélis et de Le Guen, donne tout autant à voir sur la nécrose qui a gagné le PS (à la date du mercredi 1er octobre 2014). Elle donne à réfléchir sur ce parti qui s’est coupé des milieux populaires ; ce parti de technocrates hautains ou de professionnels de la politique n’ayant jamais travaillé de leur vie, ou si peu de temps, et qui sont souvent mobilisés autour d’une seule cause : la leur... C’est le point commun entre Cambadélis et Valls : ils n’ont pas de légitimité universitaire, n’ayant fait que de maigres études. Ils n’ont pas de légitimité professionnelle puisque leur ascension, c’est d’abord à d’obscures et dérisoires manigances dans les coulisses du Parti socialiste qu’ils la doivent. (…)
Si ces nouveaux promus ont un passé commun, ils sont aujourd’hui des alliés : c’est Manuel Valls qui a personnellement insisté pour que Le Guen entre au gouvernement, lequel Le Guen a tout fait pour que son vieil ami Cambadélis décroche le poste de premier secrétaire du PS. Les trois associés pourraient bien aussi nourrir des desseins identiques, comme tourner une bonne fois pour toutes la page du socialisme. Et conduire le parti vers d’autres horizons. Ou d’autres abîmes...
Le premier témoignage sur le parcours de Manuel Valls, c’est un ancien militant de l’OCI, Michel Assoun, qui me l’a fourni dans le cours de mon enquête. La scène se passe au beau milieu du mois d’août 1980 au siège du bureau national de l’UNEF, où il est de permanence. Les locaux sont déserts, comme de coutume en cette période de l’année. Et pourtant, ce jour-là, il se passe un événement anodin mais exceptionnel dans la vie du syndicat étudiant : un lycéen sonne à la porte et dit au responsable de l’UNEF qu’il est venu pour adhérer, en prévision de son inscription à l’université à l’automne. Événement microscopique mais étrange : de mémoire de syndicaliste étudiant, il n’était jamais arrivé auparavant qu’au creux de l’été un lycéen fasse spontanément une telle démarche ; ce n’est vraisemblablement jamais arrivé depuis. Selon Michel Assoun, qui en parle les jours suivants à d’autres dirigeants de l’UNEF, l’affaire est entendue : cette adhésion hors norme ne peut s’expliquer que parce que ce lycéen leur a été « envoyé ». Ce lycéen qui se nomme Manuel Valls.
L’Unef et de très longues années universitaires
Par qui aurait-il donc été « envoyé » ? À l’époque, la direction de l’OCI a dépêché comme « sous-marins » certains de ses militants dans de nombreuses organisations rivales. Il y a eu ainsi des trotskistes infiltrés à la direction de l’UNEF rivale – dite UNEF-Renouveau –, dont Paul Robel ; il y en a eu d’autres dans le COSEF, le syndicat étudiant socialiste, parmi lesquels Jean-Marie Grosz ou Carlos Pieroni, évoqué précédemment ; il y en a eu en pagaille dans les rangs du Parti socialiste, jusqu’au sommet, dont Lionel Jospin.
Tout un temps, la rumeur circule donc dans les rangs étudiants de l’OCI selon laquelle ce jeune lycéen venu spontanément adhérer à l’UNEF, et dit être rocardien, a peut-être, lui aussi, les mêmes attaches secrètes. Cependant rien ne viendra confirmer cette hypothèse. À ma connaissance, elle a seulement été évoquée par Denis Pingaud, dans son ouvrage La Gauche de la gauche. Bon connaisseur du monde de la communication, pour avoir travaillé à Matignon sous Laurent Fabius, et avoir entretenu longtemps des relations avec Stéphane Fouks, l’intéressé donne pour certain le fait que Manuel Valls a eu des attaches secrètes avec le lambertisme. Il ne fait que l’affirmer, sans en apporter de preuve.
Quoi qu’il en soit, il existe déjà à l’époque un noyau d’étudiants rocardiens qui a opéré le mouvement vers l’UNEF, et qui a participé au congrès de réunification de Nanterre au mois de mai précédent. Ils sont peu nombreux, sans doute guère plus d’une dizaine au plan national. Mais l’OCI, qui a besoin de montrer que ce congrès de l’UNEF est un événement historique pour la vie universitaire, les a accueillis à bras ouverts. En outre, comme les fausses cartes circulent à foison (il y a plus d’adhérents à l’UNEF à Strasbourg que d’étudiants inscrits à l’université !), l’OCI déroule le tapis rouge à ces jeunes rocardiens qui donnent du crédit au mouvement de réunification.
Dans les semaines qui précèdent le congrès de réunification, d’âpres négociations se déroulent dans les cafés voisins du bureau national de l’UNEF, situé rue de Hanovre (dans des locaux qui appartiennent à la confédération FO), à deux pas de l’Opéra, entre la direction du syndicat étudiant et ce courant des étudiants rocardiens, dont les deux chefs de file sont Stéphane Fouks (futur dirigeant de l’agence de communication Euro-RSCG, rebaptisée Havas) et Alain Bauer (futur grand maître de la principale loge maçonnique, le Grand Orient de France).
Négociations surréalistes... Régulièrement, Fouks suspend les tractations en prétendant qu’il va téléphoner à Michel Rocard pour le consulter, alors que l’ancien leader du PSU et rival de François Mitterrand ignore tout de ce qui se trame dans les arrière-cuisines de l’UNEF. Ces suspensions interviennent alors que l’OCI veut devancer les désirs de ces étudiants rocardiens et leur accorder des positions syndicales importantes, même dans des villes où ils ne pèsent rien. Plusieurs associations générales d’étudiants de l’UNEF, en province, leur sont offertes avant même que ne se tienne le congrès de Nanterre, en mai 1980, à l’issue duquel Fouks et Bauer font leur entrée au bureau national du syndicat. Encore lycéen en mai 1980, Alain Bauer rate le premier jour du congrès parce qu’il doit se rendre en cours. (…)
De ce noyau d’étudiants rocardiens, c’est Stéphane Fouks le plus âgé et celui qui a le plus d’expérience politique. Fils d’un ancien résistant juif communiste, qui a été dans les maquis du Jura puis a rompu avec le PCF après la guerre pour basculer vers le mendésisme, il a adhéré au Parti socialiste à l’âge de quinze ans, en 1975, alors qu’il était encore lycéen. Il militait au sein de la section socialiste de Charenton-le-Pont, où il a fait la connaissance de l’une des figures de proue du rocardisme, Yves Colmou. Devenu étudiant, il a adhéré à un petit syndicat, le Mas, où se côtoyaient des rocardiens et des militants de la Ligue communiste révolutionnaire. C’est avec cette expérience qu’il participe au congrès de réunification de l’UNEF, au printemps 1980, et fait cause commune avec un autre jeune rocardien, Alain Bauer. (…)
De son côté, Manuel Valls fait un choix : la politique et le Parti socialiste, où il bascule vite et s’investit. Sa première section d’accueil est celle de Paris-I ; il rejoint le comité directeur quand Fouks lui cède sa place. Il y bascule si vite qu’il néglige ses études. Plus de trente ans plus tard, sa biographie, postée sur le site Internet de Matignon, affiche fièrement ce parcours d’études d’histoire dans ladite université : « Études d’histoire à l’université Paris-I », sans préciser quels diplômes l’étudiant aurait pu décrocher. Sur le site Internet du ministère de l’Intérieur, peu avant, son cursus universitaire était présenté de manière encore plus énigmatique : « Ancien élève en histoire à l’université Paris-I. » Et pour cause. À l’époque, il n’en décroche aucun d’importance. Au terme d’« un parcours universitaire chaotique », selon la formule de son ami Bauer, il obtient tout juste une licence d’histoire, s’il faut en croire sa biographie sur Wikipédia.
Michel Rocard sur ses gardes
Dans leur livre Manuel Valls, les secrets d’un destin, les deux auteurs Jacques Hennen et Gilles Verdez indiquent ce qu’ils sont parvenus à reconstituer du cursus universitaire du jeune rocardien : « Sa présence est notée pour la première fois en 1980 en DEUG de droit première année et pour la dernière fois en 1987. » Les deux auteurs citent alors Manuel Valls lui-même : « Je fais une première année de droit qui se termine par un désastre absolu. Je bifurque vers l’histoire. Mon diplôme, c’est la licence d’histoire, je l’assume, mais je suis happé totalement par la vie politique et mes vrais diplômes sont politiques. » Et les deux auteurs reprennent leur récit : « De fait, il obtient le DEUG en trois ans, puis décroche la licence et ne mène pas sa maîtrise à son terme. » (…)
Sans légitimité universitaire, Manuel Valls s’immerge dans la vie interne du courant rocardien. Ce serait excessif de dire qu’il ne s’y fait que des amis. Dès le début de son cheminement, il suscite même l’étonnement ou l’agacement tant il paraît pressé de se faire une place. L’un des cadres dirigeants du mouvement rocardien de l’époque se souvient d’avoir vu débarquer Valls dans son bureau en 1980 – un « jeune angelot venu de nulle part » que lui avait recommandé un ami, à la veille du congrès de la fédération de Paris du Parti socialiste. Pensant être bienveillant, le dirigeant socialiste propose à son jeune camarade de le parrainer pour entrer à la commission exécutive fédérale. À sa grande surprise, l’intéressé fait la fine bouche et rétorque : « Non ! Je pense que l’on pèse trois places... » Le dirigeant rocardien enregistre la réponse mais n’y donne pas suite, estimant que le jeune homme est un peu trop pressé.
Quand arrive le congrès fédéral, les dirigeants rocardiens sont donc persuadés que leur jeune recrue s’est fait une raison et qu’il se satisfera de ce siège à la commission exécutive, dont la composition a fait l’objet de longues et délicates tractations avec les autres sensibilités du parti. Quand le vote a lieu, il réserve une surprise : Manuel Valls entre bel et bien à la commission exécutive, mais il a aussi arraché à l’insu de la direction des rocardiens les deux autres postes qu’il convoitait pour des proches. « J’ai tout de suite compris qu’il n’était pas étouffé par l’idéologie et que, pour arriver à ses fins, il avait passé secrètement un accord avec d’autres courants que le nôtre », raconte ce dirigeant qui dit s’être depuis toujours profondément défié de Manuel Valls.
Pendant de longues années, la carrière du jeune homme ne décolle guère. Tout juste devient-il l’attaché parlementaire du député Robert Chapuis, un ancien du PSU. Constamment flanqué de ses deux compères, il affiche ses ambitions mais suscite aussi des inimitiés au sein de son propre courant, tant il apparaît à tous un peu trop pressé. Michel Rocard s’en amuse, et s’en méfie aussi.
Au siège de la mouvance rocardienne, située au 226 du boulevard Saint-Germain, à Paris, le trio est à l’origine, en 1986, d’une violente et mystérieuse fâcherie entre Rocard et lui. Ce jour-là, une dizaine de permanents ou de cadres dirigeants de la sensibilité rocardienne sont présents dans les lieux. Subitement, ils sont conviés à une réunion imprévue, à la demande expresse de Michel Rocard. Quand tout son petit monde est assemblé, Rocard désigne du doigt le trio Valls, Bauer et Fouks, les sommant de quitter les lieux sur-le-champ, au motif qu’ils sont exclus.
La petite assemblée assiste au départ du trio, sans que quiconque demande à Michel Rocard de dévoiler les raisons de cette fracassante exclusion. Que s’est-il passé ? Dans cet étrange microcosme qu’est le rocardisme, la parole du patron est parole d’évangile et nul ne se sent autorisé à lui demander des explications. Curieusement, l’exclusion, qui a été présentée comme définitive et irrévocable, ne dure guère : à peine dix jours plus tard, les membres du QG rocardien voient revenir les trois trublions, triomphants, sans que quiconque ose, cette fois encore, demander à Rocard les raisons de sa mansuétude.
J’avoue n’être pas parvenu à percer cette énigme. L’incident m’a été confirmé par deux personnalités proches de l’ancien Premier ministre, mais toutes deux m’ont avoué n’avoir jamais pu connaître les causes de cette fâcherie. Tout juste Michel Rocard a-t-il évoqué auprès de l’un d’eux des faits graves. Selon mon second témoin, c’est l’épouse de Michel Rocard, Michèle, influente et présente dans le courant, qui aurait mal pris le fait que des intellectuels rocardiens aient été malmenés par le trio et aurait exigé une sanction.
Si Manuel Valls aime à rappeler qu’il a débuté en politique dans la mouvance rocardienne, il y a pourtant entre lui et le patron du courant, nommé Premier ministre en 1988, une relation qui n’est pas toujours confiante. Et de cela, Rocard donne de nombreux signes. Lorsqu’il accède à Matignon, il hésite sur la conduite à tenir vis-à-vis du trio Valls-Fouks-Bauer. Mais après quelque temps de réflexion, il lâche à plusieurs de ses proches, lors d’une réunion : « Écoutez camarades ! On ne peut pas les laisser en liberté ; il faut en prendre un... » Cependant, Michel Rocard est tout à fait opposé à ce que Manuel Valls entre à son cabinet. Pour une raison de fond : le Premier ministre ne veut pas d’un collaborateur qui n’ait pas de métier, et qui ne soit qu’un apparatchik. Rocard recommande donc à Manuel Valls de poursuivre ses études. « Cette position est dans l’ADN du rocardisme : la politique, c’est quelque chose qui se fait en plus, ce n’est pas un métier », se souvient l’un des lieutenants de l’époque du Premier ministre. Il ajoute : « Une grande partie de la désespérance actuelle, c’est que la politique professionnelle a pris le pas sur tout. » [Cambadélis est l'un de ces apparatchiks-là]
Or, Manuel Valls est précisément déjà un politique professionnel : il grenouille dans les coulisses du Parti socialiste depuis déjà presque huit ans et n’a aucun autre enracinement professionnel. Apprenant le veto de son patron, Jean-Claude Petitdemange, bras droit de Michel Rocard, respecte la consigne et ne fait rien pour intégrer Valls dans l’équipe de Matignon. Seulement l’intéressé parvient à forcer la porte, en défendant sa candidature auprès du directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, qui finit par l’imposer.
Administrateur de la MNEF
Manuel Valls devient alors l’un des adjoints de Guy Carcassonne, qui au cabinet de Michel Rocard s’occupe des relations avec le Parlement. Valls a en charge les relations avec l’Assemblée nationale tandis qu’une autre militante, Catherine Le Galliot, s’occupe du Sénat. Assez vite, les choses se passent mal. Est-ce Guy Carcassonne qui trouve sa petite main un peu trop encombrante ? Est-ce la petite main qui n’apprécie guère d’être placée sous tutelle ? Toujours est-il que Jean-Paul Huchon est contraint de trouver une nouvelle affectation pour son protégé : il sera chargé au sein du cabinet de suivre les questions liées à la jeunesse et à la vie étudiante.
En 1989, nouvelle anicroche : Valls, qui voudrait bien que sa carrière décolle, aimerait que Michel Rocard le parraine pour être en position éligible sur la liste socialiste aux élections européennes. Peine perdue. Rocard estime que son poulain a les dents qui rayent le parquet, et y oppose son veto.
Pendant toutes ces années où il est membre du cabinet de Rocard à Matignon, de nombreux signes attestent pourtant que Valls entretient toujours des liens serrés avec ses deux plus proches amis, Fouks et Bauer, ainsi qu’avec le clan qui s’est constitué à la fin des années soixante-dix autour de l’UNEF et de la MNEF, c’est-à-dire Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Le Guen et Olivier Spithakis. C’est une lettre pour le moins embarrassante, retrouvée plus tard dans les archives de la MNEF, quand la justice s’est saisie de l’affaire, qui en porte témoignage. Lisons ce qu’en dit le journaliste Éric Decouty dans Le Parisien, le 13 septembre 2000 :
« Cette fameuse lettre, parfaitement authentifiée, en date du 21 décembre 1990, à en-tête du Premier ministre, est donc signée de Manuel Valls, alors chargé de mission de Michel Rocard à Matignon et chef de file des jeunes rocardiens. Dans ce courrier adressé au “Président et Cher Ami” de la MNEF, Dominique Levêque, il regrette amèrement qu’“un des points dont nous avions convenu n’ait pas été mis à l’ordre du jour. [...] Emmanuel Couet, vice- président de l’UNEF-ID, n’est pas rentré au conseil d’administration” de la mutuelle. En conséquence, Manuel Valls présente sa démission de ce conseil et annonce une éventuelle mesure de représailles. “Je me réserve [...] la possibilité de réunir d’autres administrateurs afin d’étudier en commun leur propre retrait de cette instance.” En clair, si son exigence n’est pas satisfaite, Manuel Valls menace de faire partir tous les rocardiens de la MNEF, avant de conclure : “Je suis sûr que tu trouveras, en accord avec Olivier Spithakis [n.d.l.r. : le directeur général et véritable patron], les moyens de résoudre ce que je veux considérer comme un incident.” »
Le Parisien poursuit : « Mais la lettre de Manuel Valls recèle une autre étrangeté. “Depuis des années, écrit-il en préambule au président de la MNEF, nos relations sont basées sur la confiance et le respect des dispositions arrêtées en commun avec moi-même et Alain Bauer.” Ce dernier, qui fut comme Manuel Valls rocardien avant de devenir jospiniste, a toujours entretenu des liens étroits avec la MNEF, au point d’être nommé par Spithakis, au milieu des années quatre-vingt-dix, à la direction d’une filiale. Souvent cité dans les affaires de la mutuelle sans jamais avoir été inquiété, Bauer a été élu, en fin de semaine dernière, à la tête du Grand Orient, la première organisation maçonnique. Quelles étaient donc les mystérieuses dispositions arrêtées entre Manuel Valls, Alain Bauer et l’équipe d’Olivier Spithakis ? Si le nouveau grand maître du Grand Orient était, hier, injoignable, l’actuel porte-parole de Lionel Jospin a accepté de commenter cette lettre dont il nous a d’abord affirmé de ne pas se souvenir. » Et pour finir, le quotidien livre donc les explications emberlificotées de Manuel Valls qui, visiblement excédé, n’admet qu’une maladresse mineure selon lui : “La seule maladresse que j’ai commise est d’avoir écrit ce courrier sur du papier à en-tête du Premier ministre.” »
Avec le recul, le document revêt une grande importance car il vient confirmer la proximité qu’entretiennent ceux que François Hollande promeut au lendemain de la débâcle des municipales de 2014. La génération MNEF a pris le pouvoir.
Même si cette lettre recèle un mystère sur ces énigmatiques « dispositions » entre le patron de la MNEF et les trois jeunes rocardiens, elle vient confirmer que Valls fait partie de la bande Cambadélis et Le Guen. Même bande, ou même clan : le terme n’est pas trop fort. Même bande qui a longtemps eu l’UNEF pour vitrine et la MNEF, la richissime MNEF, pour véritable quartier général.
La lettre vient aussi mettre au jour une autre réalité : administrateur de la MNEF pendant de longues années, Valls a aussi été le témoin de la tumultueuse vie interne de la mutuelle, même s’il n’a jamais voulu s’exprimer là-dessus. La « dérive affairiste », mise au jour par la justice, il en a donc été au moins le témoin. Que sait-il ? Qu’a-t-il vu ou entendu ? On se perd en conjectures. A-t-il été un administrateur incompétent et aveugle, qui n’a rien su de ces dérives pourtant connues de tous ? Au contraire, s’il a eu connaissance de ces dérives, pourquoi n’en a-t-il jamais parlé ?
Ces questions revêtent d’autant plus de sérieux que, selon les informations que j’ai pu recueillir, Manuel Valls obtient gain de cause grâce à sa lettre comminatoire. Il ne met pas sa menace de démission à exécution et continue de siéger au sein du conseil d’administration de la MNEF, au moins jusqu’en 1992. Les « dérives affairistes » qui s’accélèrent au début des années quatre-vingt-dix, il en est donc forcément le témoin. Selon mes sources – que je n’ai pu vérifier auprès de lui puisqu’il a refusé de répondre à mes questions –, il apparaît même que Valls a continué de siéger au sein du conseil de la MNEF encore plus longtemps. Après avoir été membre du conseil d’administration jusqu’en 1992, en qualité de représentant du collège étudiant, il y aurait été reconduit, environ deux ans de plus, en qualité de personnalité qualifiée.
Cette proximité avec la direction de la MNEF, on en trouve trace dans un article du Monde, daté du 2 mars 2006. Le quotidien rend compte du procès des emplois fictifs de la MNEF, qui a débuté la veille, et donne la parole à l’un des prévenus, Olivier Spithakis. Là encore, le patron de la MNEF vient confirmer que Manuel Valls fait bien partie de la galaxie des jeunes socialistes qui a gravité autour de la mutuelle étudiante. « Des personnes ont été rémunérées en toute légalité, comme les députés de Paris Cambadélis et Le Guen, d’autres ont siégé bénévolement à la MNEF, tels le député (PS) Julien Dray et les ex-rocardiens Manuel Valls, député et ex-porte-parole de M. Jospin à Matignon, Stéphane Fouks, coprésident d’Euro-RSCG France, ou Alain Bauer [grand maître du Grand Orient de France de 2000 à 2003]. Elles étaient des actionnaires idéologiques de la MNEF. Moi, j’étais là pour garder la maison. » (…)
L’aide discrète de Hollande pour les primaires
Revenons au parcours de Manuel Valls. Après environ dix-sept années pendant lesquelles il vivote dans les coulisses du Parti socialiste, n’obtenant qu’un mandat de seconde zone, celui de membre du Conseil régional d’Île-de-France, il profite enfin d’un marchepied inespéré pour sortir de l’ombre. Au lendemain des élections législatives de 1997, qui suivent la dissolution prononcée par Jacques Chirac, Lionel Jospin s’installe à Matignon. Manuel Valls insiste pour entrer à son cabinet. Dans un seul souci : obtenir une circonscription et une légitimité grâce au suffrage universel. Problème : comment fait-on pour devenir conseiller du Premier ministre lorsque l’on ne dispose pas de la légitimité technicienne d’un haut fonctionnaire, ni de la légitimité de l’expérience ?
Valls trouve la parade : c’est le poste de conseiller à la communication qu’il brigue avec insistance auprès de Lionel Jospin. Dans les faits, il n’a pas plus de légitimité en ce domaine, mais son ami Stéphane Fouks l’incite vivement dans cette voie. Jacques Séguéla accepte même d’intervenir auprès du Premier ministre pour le convaincre que c’est le bon choix. Après plusieurs jours d’hésitation, Jospin finit par accepter.
Pour Stéphane Fouks et Manuel Valls, cette cooptation marque sans doute le tournant de leur carrière. Même s’il n’a pas accès à Lionel Jospin, qui préfère le tenir à distance, le premier passe sans cesse rue de Varenne et, du secrétariat du service de presse, adresse aux PDG avec lesquels il a des rendez-vous des fax à en-tête de Matignon, dans le genre : « Pardon ! J’aurai un peu de retard, je suis en réunion avec le Premier ministre. » C’est le moment où il prend une importance croissante au sein d’Euro-RSCG et dans les milieux de la communication d’influence. Ayant désormais l’ascendant sur Jacques Séguéla, en grande partie grâce à ce GIE qu’il forme avec son correspondant et ami de Matignon. La bataille de communication qu’il conduira pour aider la BNP à réussir son OPA sur Paribas, en 1999, finira peu après à l’installer comme un personnage incontournable du microcosme du capitalisme parisien.
Quant à Valls, s’il ne connaît strictement rien à la communication, il a assez d’habileté et d’entregent pour en comprendre les ficelles et se faire une place dans l’équipe de Matignon.
À l’époque, c’est d’Aquilino Morelle (qui, quinze ans plus tard, sera expulsé de l’Élysée, après les révélations de Mediapart sur ses liens avec un laboratoire pharmaceutique) que Manuel Valls est le plus proche. Tous deux font équipe et cherchent à gagner de l’influence en reprochant régulièrement à Lionel Jospin d’être trop dans la main des « technos » de son cabinet, emmené par Olivier Schrameck. Valls appuie aussi les propositions sulfureuses du ministre des Finances, Dominique Strauss-Kahn. C’est en somme la constitution d’un étrange GIE, qui va perdurer les années suivantes. Valls et Fouks s’appuient mutuellement dans leurs entreprises ; le même Valls envoie de son côté des signes de sympathie à Dominique Strauss-Kahn, dont les principaux soutiens au sein du parti sont Jean-Christophe Cambadélis et Jean-Marie Le Guen, épaulé pour sa communication par Stéphane Fouks. Et dans les années suivantes, tout ce petit monde ne va cesser de se rendre des services mutuels.
Fouks va de proche en proche offrir un refuge dans son agence à certains des amis du groupe informel : à Aquilino Morelle, et à quelques autres. De son côté, Anne Hommel, l’assistante de Cambadélis, qui a fait ses classes à l’OCI, va passer elle aussi par Euro-RSCG, avant de devenir la chargée de communication de Dominique Strauss-Kahn. C’est elle qui se distinguera plus tard dans les turbulences de l’affaire Cahuzac en lâchant : « La vérité, ce n’est pas mon sujet ! » La « génération MNEF » élargie, deux décennies plus tard. (…)
Manuel Valls profite de son passage au cabinet de Jospin comme d’une rampe de lancement. (…) Fort de ces années à Matignon, il peut ainsi devenir le maire d’Évry en 2001, et être enfin élu député de l’Essonne en 2002.
La suite est connue. Cherchant systématiquement à prendre des positions décalées, non pas dans une logique de conviction, mais de communication ou de marketing politique, il ne rate aucune occasion de se distinguer et jouer de la provocation, dans le but de se faire un nom.
Se positionnant de plus en plus à droite, le voici qui brocarde les trente-cinq heures en usant des mêmes arguments que ceux de l’UMP ; le voilà qui part en guerre contre la retraite à soixante ans. Le tout dans un seul souci, se démarquer et se faire entendre.
Manuel Valls profite aussi d’un ultime coup de pouce du destin. Et, plus précisément, d’un coup de pouce de François Hollande. Incapable de réunir les parrainages en nombre suffisant pour se présenter à la primaire socialiste, Valls reçoit l’aide discrète de Hollande, qui demande à des élus proches d’apporter leur soutien au maire d’Évry pour contrebalancer l’influence d’Arnaud Montebourg.
C’est ainsi que Manuel Valls, à force de ténacité et d’intrigues dans les coulisses du pouvoir, est devenu, contre l’avis des électeurs des primaires de 2011 qui l’ont crédité de moins de 6 % des suffrages, l’improbable Premier ministre d’un gouvernement en perdition. Quelle est sa légitimité ? Disons-le franchement : aucune. Ni légitimité universitaire : il n’est qu’un professionnel des arcanes socialistes. Ni véritable légitimité politique : la seule fois où il a brigué nationalement les suffrages des électeurs de gauche, il a été balayé.
Ainsi va la gauche socialiste : elle confie son avenir à celui qui proposait en 2009 d’abandonner le nom même de Parti socialiste.
Le premier témoignage sur le parcours de Manuel Valls, c’est un ancien militant de l’OCI, Michel Assoun, qui me l’a fourni dans le cours de mon enquête. La scène se passe au beau milieu du mois d’août 1980 au siège du bureau national de l’UNEF, où il est de permanence. Les locaux sont déserts, comme de coutume en cette période de l’année. Et pourtant, ce jour-là, il se passe un événement anodin mais exceptionnel dans la vie du syndicat étudiant : un lycéen sonne à la porte et dit au responsable de l’UNEF qu’il est venu pour adhérer, en prévision de son inscription à l’université à l’automne. Événement microscopique mais étrange : de mémoire de syndicaliste étudiant, il n’était jamais arrivé auparavant qu’au creux de l’été un lycéen fasse spontanément une telle démarche ; ce n’est vraisemblablement jamais arrivé depuis. Selon Michel Assoun, qui en parle les jours suivants à d’autres dirigeants de l’UNEF, l’affaire est entendue : cette adhésion hors norme ne peut s’expliquer que parce que ce lycéen leur a été « envoyé ». Ce lycéen qui se nomme Manuel Valls.
L’Unef et de très longues années universitaires
Par qui aurait-il donc été « envoyé » ? À l’époque, la direction de l’OCI a dépêché comme « sous-marins » certains de ses militants dans de nombreuses organisations rivales. Il y a eu ainsi des trotskistes infiltrés à la direction de l’UNEF rivale – dite UNEF-Renouveau –, dont Paul Robel ; il y en a eu d’autres dans le COSEF, le syndicat étudiant socialiste, parmi lesquels Jean-Marie Grosz ou Carlos Pieroni, évoqué précédemment ; il y en a eu en pagaille dans les rangs du Parti socialiste, jusqu’au sommet, dont Lionel Jospin.
Tout un temps, la rumeur circule donc dans les rangs étudiants de l’OCI selon laquelle ce jeune lycéen venu spontanément adhérer à l’UNEF, et dit être rocardien, a peut-être, lui aussi, les mêmes attaches secrètes. Cependant rien ne viendra confirmer cette hypothèse. À ma connaissance, elle a seulement été évoquée par Denis Pingaud, dans son ouvrage La Gauche de la gauche. Bon connaisseur du monde de la communication, pour avoir travaillé à Matignon sous Laurent Fabius, et avoir entretenu longtemps des relations avec Stéphane Fouks, l’intéressé donne pour certain le fait que Manuel Valls a eu des attaches secrètes avec le lambertisme. Il ne fait que l’affirmer, sans en apporter de preuve.
Quoi qu’il en soit, il existe déjà à l’époque un noyau d’étudiants rocardiens qui a opéré le mouvement vers l’UNEF, et qui a participé au congrès de réunification de Nanterre au mois de mai précédent. Ils sont peu nombreux, sans doute guère plus d’une dizaine au plan national. Mais l’OCI, qui a besoin de montrer que ce congrès de l’UNEF est un événement historique pour la vie universitaire, les a accueillis à bras ouverts. En outre, comme les fausses cartes circulent à foison (il y a plus d’adhérents à l’UNEF à Strasbourg que d’étudiants inscrits à l’université !), l’OCI déroule le tapis rouge à ces jeunes rocardiens qui donnent du crédit au mouvement de réunification.
Dans les semaines qui précèdent le congrès de réunification, d’âpres négociations se déroulent dans les cafés voisins du bureau national de l’UNEF, situé rue de Hanovre (dans des locaux qui appartiennent à la confédération FO), à deux pas de l’Opéra, entre la direction du syndicat étudiant et ce courant des étudiants rocardiens, dont les deux chefs de file sont Stéphane Fouks (futur dirigeant de l’agence de communication Euro-RSCG, rebaptisée Havas) et Alain Bauer (futur grand maître de la principale loge maçonnique, le Grand Orient de France).
Négociations surréalistes... Régulièrement, Fouks suspend les tractations en prétendant qu’il va téléphoner à Michel Rocard pour le consulter, alors que l’ancien leader du PSU et rival de François Mitterrand ignore tout de ce qui se trame dans les arrière-cuisines de l’UNEF. Ces suspensions interviennent alors que l’OCI veut devancer les désirs de ces étudiants rocardiens et leur accorder des positions syndicales importantes, même dans des villes où ils ne pèsent rien. Plusieurs associations générales d’étudiants de l’UNEF, en province, leur sont offertes avant même que ne se tienne le congrès de Nanterre, en mai 1980, à l’issue duquel Fouks et Bauer font leur entrée au bureau national du syndicat. Encore lycéen en mai 1980, Alain Bauer rate le premier jour du congrès parce qu’il doit se rendre en cours. (…)
De ce noyau d’étudiants rocardiens, c’est Stéphane Fouks le plus âgé et celui qui a le plus d’expérience politique. Fils d’un ancien résistant juif communiste, qui a été dans les maquis du Jura puis a rompu avec le PCF après la guerre pour basculer vers le mendésisme, il a adhéré au Parti socialiste à l’âge de quinze ans, en 1975, alors qu’il était encore lycéen. Il militait au sein de la section socialiste de Charenton-le-Pont, où il a fait la connaissance de l’une des figures de proue du rocardisme, Yves Colmou. Devenu étudiant, il a adhéré à un petit syndicat, le Mas, où se côtoyaient des rocardiens et des militants de la Ligue communiste révolutionnaire. C’est avec cette expérience qu’il participe au congrès de réunification de l’UNEF, au printemps 1980, et fait cause commune avec un autre jeune rocardien, Alain Bauer. (…)
De son côté, Manuel Valls fait un choix : la politique et le Parti socialiste, où il bascule vite et s’investit. Sa première section d’accueil est celle de Paris-I ; il rejoint le comité directeur quand Fouks lui cède sa place. Il y bascule si vite qu’il néglige ses études. Plus de trente ans plus tard, sa biographie, postée sur le site Internet de Matignon, affiche fièrement ce parcours d’études d’histoire dans ladite université : « Études d’histoire à l’université Paris-I », sans préciser quels diplômes l’étudiant aurait pu décrocher. Sur le site Internet du ministère de l’Intérieur, peu avant, son cursus universitaire était présenté de manière encore plus énigmatique : « Ancien élève en histoire à l’université Paris-I. » Et pour cause. À l’époque, il n’en décroche aucun d’importance. Au terme d’« un parcours universitaire chaotique », selon la formule de son ami Bauer, il obtient tout juste une licence d’histoire, s’il faut en croire sa biographie sur Wikipédia.
Michel Rocard sur ses gardes
Dans leur livre Manuel Valls, les secrets d’un destin, les deux auteurs Jacques Hennen et Gilles Verdez indiquent ce qu’ils sont parvenus à reconstituer du cursus universitaire du jeune rocardien : « Sa présence est notée pour la première fois en 1980 en DEUG de droit première année et pour la dernière fois en 1987. » Les deux auteurs citent alors Manuel Valls lui-même : « Je fais une première année de droit qui se termine par un désastre absolu. Je bifurque vers l’histoire. Mon diplôme, c’est la licence d’histoire, je l’assume, mais je suis happé totalement par la vie politique et mes vrais diplômes sont politiques. » Et les deux auteurs reprennent leur récit : « De fait, il obtient le DEUG en trois ans, puis décroche la licence et ne mène pas sa maîtrise à son terme. » (…)
Sans légitimité universitaire, Manuel Valls s’immerge dans la vie interne du courant rocardien. Ce serait excessif de dire qu’il ne s’y fait que des amis. Dès le début de son cheminement, il suscite même l’étonnement ou l’agacement tant il paraît pressé de se faire une place. L’un des cadres dirigeants du mouvement rocardien de l’époque se souvient d’avoir vu débarquer Valls dans son bureau en 1980 – un « jeune angelot venu de nulle part » que lui avait recommandé un ami, à la veille du congrès de la fédération de Paris du Parti socialiste. Pensant être bienveillant, le dirigeant socialiste propose à son jeune camarade de le parrainer pour entrer à la commission exécutive fédérale. À sa grande surprise, l’intéressé fait la fine bouche et rétorque : « Non ! Je pense que l’on pèse trois places... » Le dirigeant rocardien enregistre la réponse mais n’y donne pas suite, estimant que le jeune homme est un peu trop pressé.
Quand arrive le congrès fédéral, les dirigeants rocardiens sont donc persuadés que leur jeune recrue s’est fait une raison et qu’il se satisfera de ce siège à la commission exécutive, dont la composition a fait l’objet de longues et délicates tractations avec les autres sensibilités du parti. Quand le vote a lieu, il réserve une surprise : Manuel Valls entre bel et bien à la commission exécutive, mais il a aussi arraché à l’insu de la direction des rocardiens les deux autres postes qu’il convoitait pour des proches. « J’ai tout de suite compris qu’il n’était pas étouffé par l’idéologie et que, pour arriver à ses fins, il avait passé secrètement un accord avec d’autres courants que le nôtre », raconte ce dirigeant qui dit s’être depuis toujours profondément défié de Manuel Valls.
Pendant de longues années, la carrière du jeune homme ne décolle guère. Tout juste devient-il l’attaché parlementaire du député Robert Chapuis, un ancien du PSU. Constamment flanqué de ses deux compères, il affiche ses ambitions mais suscite aussi des inimitiés au sein de son propre courant, tant il apparaît à tous un peu trop pressé. Michel Rocard s’en amuse, et s’en méfie aussi.
Au siège de la mouvance rocardienne, située au 226 du boulevard Saint-Germain, à Paris, le trio est à l’origine, en 1986, d’une violente et mystérieuse fâcherie entre Rocard et lui. Ce jour-là, une dizaine de permanents ou de cadres dirigeants de la sensibilité rocardienne sont présents dans les lieux. Subitement, ils sont conviés à une réunion imprévue, à la demande expresse de Michel Rocard. Quand tout son petit monde est assemblé, Rocard désigne du doigt le trio Valls, Bauer et Fouks, les sommant de quitter les lieux sur-le-champ, au motif qu’ils sont exclus.
La petite assemblée assiste au départ du trio, sans que quiconque demande à Michel Rocard de dévoiler les raisons de cette fracassante exclusion. Que s’est-il passé ? Dans cet étrange microcosme qu’est le rocardisme, la parole du patron est parole d’évangile et nul ne se sent autorisé à lui demander des explications. Curieusement, l’exclusion, qui a été présentée comme définitive et irrévocable, ne dure guère : à peine dix jours plus tard, les membres du QG rocardien voient revenir les trois trublions, triomphants, sans que quiconque ose, cette fois encore, demander à Rocard les raisons de sa mansuétude.
J’avoue n’être pas parvenu à percer cette énigme. L’incident m’a été confirmé par deux personnalités proches de l’ancien Premier ministre, mais toutes deux m’ont avoué n’avoir jamais pu connaître les causes de cette fâcherie. Tout juste Michel Rocard a-t-il évoqué auprès de l’un d’eux des faits graves. Selon mon second témoin, c’est l’épouse de Michel Rocard, Michèle, influente et présente dans le courant, qui aurait mal pris le fait que des intellectuels rocardiens aient été malmenés par le trio et aurait exigé une sanction.
Si Manuel Valls aime à rappeler qu’il a débuté en politique dans la mouvance rocardienne, il y a pourtant entre lui et le patron du courant, nommé Premier ministre en 1988, une relation qui n’est pas toujours confiante. Et de cela, Rocard donne de nombreux signes. Lorsqu’il accède à Matignon, il hésite sur la conduite à tenir vis-à-vis du trio Valls-Fouks-Bauer. Mais après quelque temps de réflexion, il lâche à plusieurs de ses proches, lors d’une réunion : « Écoutez camarades ! On ne peut pas les laisser en liberté ; il faut en prendre un... » Cependant, Michel Rocard est tout à fait opposé à ce que Manuel Valls entre à son cabinet. Pour une raison de fond : le Premier ministre ne veut pas d’un collaborateur qui n’ait pas de métier, et qui ne soit qu’un apparatchik. Rocard recommande donc à Manuel Valls de poursuivre ses études. « Cette position est dans l’ADN du rocardisme : la politique, c’est quelque chose qui se fait en plus, ce n’est pas un métier », se souvient l’un des lieutenants de l’époque du Premier ministre. Il ajoute : « Une grande partie de la désespérance actuelle, c’est que la politique professionnelle a pris le pas sur tout. » [Cambadélis est l'un de ces apparatchiks-là]
Or, Manuel Valls est précisément déjà un politique professionnel : il grenouille dans les coulisses du Parti socialiste depuis déjà presque huit ans et n’a aucun autre enracinement professionnel. Apprenant le veto de son patron, Jean-Claude Petitdemange, bras droit de Michel Rocard, respecte la consigne et ne fait rien pour intégrer Valls dans l’équipe de Matignon. Seulement l’intéressé parvient à forcer la porte, en défendant sa candidature auprès du directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, qui finit par l’imposer.
Administrateur de la MNEF
Manuel Valls devient alors l’un des adjoints de Guy Carcassonne, qui au cabinet de Michel Rocard s’occupe des relations avec le Parlement. Valls a en charge les relations avec l’Assemblée nationale tandis qu’une autre militante, Catherine Le Galliot, s’occupe du Sénat. Assez vite, les choses se passent mal. Est-ce Guy Carcassonne qui trouve sa petite main un peu trop encombrante ? Est-ce la petite main qui n’apprécie guère d’être placée sous tutelle ? Toujours est-il que Jean-Paul Huchon est contraint de trouver une nouvelle affectation pour son protégé : il sera chargé au sein du cabinet de suivre les questions liées à la jeunesse et à la vie étudiante.
En 1989, nouvelle anicroche : Valls, qui voudrait bien que sa carrière décolle, aimerait que Michel Rocard le parraine pour être en position éligible sur la liste socialiste aux élections européennes. Peine perdue. Rocard estime que son poulain a les dents qui rayent le parquet, et y oppose son veto.
Pendant toutes ces années où il est membre du cabinet de Rocard à Matignon, de nombreux signes attestent pourtant que Valls entretient toujours des liens serrés avec ses deux plus proches amis, Fouks et Bauer, ainsi qu’avec le clan qui s’est constitué à la fin des années soixante-dix autour de l’UNEF et de la MNEF, c’est-à-dire Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Marie Le Guen et Olivier Spithakis. C’est une lettre pour le moins embarrassante, retrouvée plus tard dans les archives de la MNEF, quand la justice s’est saisie de l’affaire, qui en porte témoignage. Lisons ce qu’en dit le journaliste Éric Decouty dans Le Parisien, le 13 septembre 2000 :
« Cette fameuse lettre, parfaitement authentifiée, en date du 21 décembre 1990, à en-tête du Premier ministre, est donc signée de Manuel Valls, alors chargé de mission de Michel Rocard à Matignon et chef de file des jeunes rocardiens. Dans ce courrier adressé au “Président et Cher Ami” de la MNEF, Dominique Levêque, il regrette amèrement qu’“un des points dont nous avions convenu n’ait pas été mis à l’ordre du jour. [...] Emmanuel Couet, vice- président de l’UNEF-ID, n’est pas rentré au conseil d’administration” de la mutuelle. En conséquence, Manuel Valls présente sa démission de ce conseil et annonce une éventuelle mesure de représailles. “Je me réserve [...] la possibilité de réunir d’autres administrateurs afin d’étudier en commun leur propre retrait de cette instance.” En clair, si son exigence n’est pas satisfaite, Manuel Valls menace de faire partir tous les rocardiens de la MNEF, avant de conclure : “Je suis sûr que tu trouveras, en accord avec Olivier Spithakis [n.d.l.r. : le directeur général et véritable patron], les moyens de résoudre ce que je veux considérer comme un incident.” »
Le Parisien poursuit : « Mais la lettre de Manuel Valls recèle une autre étrangeté. “Depuis des années, écrit-il en préambule au président de la MNEF, nos relations sont basées sur la confiance et le respect des dispositions arrêtées en commun avec moi-même et Alain Bauer.” Ce dernier, qui fut comme Manuel Valls rocardien avant de devenir jospiniste, a toujours entretenu des liens étroits avec la MNEF, au point d’être nommé par Spithakis, au milieu des années quatre-vingt-dix, à la direction d’une filiale. Souvent cité dans les affaires de la mutuelle sans jamais avoir été inquiété, Bauer a été élu, en fin de semaine dernière, à la tête du Grand Orient, la première organisation maçonnique. Quelles étaient donc les mystérieuses dispositions arrêtées entre Manuel Valls, Alain Bauer et l’équipe d’Olivier Spithakis ? Si le nouveau grand maître du Grand Orient était, hier, injoignable, l’actuel porte-parole de Lionel Jospin a accepté de commenter cette lettre dont il nous a d’abord affirmé de ne pas se souvenir. » Et pour finir, le quotidien livre donc les explications emberlificotées de Manuel Valls qui, visiblement excédé, n’admet qu’une maladresse mineure selon lui : “La seule maladresse que j’ai commise est d’avoir écrit ce courrier sur du papier à en-tête du Premier ministre.” »
Avec le recul, le document revêt une grande importance car il vient confirmer la proximité qu’entretiennent ceux que François Hollande promeut au lendemain de la débâcle des municipales de 2014. La génération MNEF a pris le pouvoir.
Même si cette lettre recèle un mystère sur ces énigmatiques « dispositions » entre le patron de la MNEF et les trois jeunes rocardiens, elle vient confirmer que Valls fait partie de la bande Cambadélis et Le Guen. Même bande, ou même clan : le terme n’est pas trop fort. Même bande qui a longtemps eu l’UNEF pour vitrine et la MNEF, la richissime MNEF, pour véritable quartier général.
La lettre vient aussi mettre au jour une autre réalité : administrateur de la MNEF pendant de longues années, Valls a aussi été le témoin de la tumultueuse vie interne de la mutuelle, même s’il n’a jamais voulu s’exprimer là-dessus. La « dérive affairiste », mise au jour par la justice, il en a donc été au moins le témoin. Que sait-il ? Qu’a-t-il vu ou entendu ? On se perd en conjectures. A-t-il été un administrateur incompétent et aveugle, qui n’a rien su de ces dérives pourtant connues de tous ? Au contraire, s’il a eu connaissance de ces dérives, pourquoi n’en a-t-il jamais parlé ?
Ces questions revêtent d’autant plus de sérieux que, selon les informations que j’ai pu recueillir, Manuel Valls obtient gain de cause grâce à sa lettre comminatoire. Il ne met pas sa menace de démission à exécution et continue de siéger au sein du conseil d’administration de la MNEF, au moins jusqu’en 1992. Les « dérives affairistes » qui s’accélèrent au début des années quatre-vingt-dix, il en est donc forcément le témoin. Selon mes sources – que je n’ai pu vérifier auprès de lui puisqu’il a refusé de répondre à mes questions –, il apparaît même que Valls a continué de siéger au sein du conseil de la MNEF encore plus longtemps. Après avoir été membre du conseil d’administration jusqu’en 1992, en qualité de représentant du collège étudiant, il y aurait été reconduit, environ deux ans de plus, en qualité de personnalité qualifiée.
Cette proximité avec la direction de la MNEF, on en trouve trace dans un article du Monde, daté du 2 mars 2006. Le quotidien rend compte du procès des emplois fictifs de la MNEF, qui a débuté la veille, et donne la parole à l’un des prévenus, Olivier Spithakis. Là encore, le patron de la MNEF vient confirmer que Manuel Valls fait bien partie de la galaxie des jeunes socialistes qui a gravité autour de la mutuelle étudiante. « Des personnes ont été rémunérées en toute légalité, comme les députés de Paris Cambadélis et Le Guen, d’autres ont siégé bénévolement à la MNEF, tels le député (PS) Julien Dray et les ex-rocardiens Manuel Valls, député et ex-porte-parole de M. Jospin à Matignon, Stéphane Fouks, coprésident d’Euro-RSCG France, ou Alain Bauer [grand maître du Grand Orient de France de 2000 à 2003]. Elles étaient des actionnaires idéologiques de la MNEF. Moi, j’étais là pour garder la maison. » (…)
L’aide discrète de Hollande pour les primaires
Revenons au parcours de Manuel Valls. Après environ dix-sept années pendant lesquelles il vivote dans les coulisses du Parti socialiste, n’obtenant qu’un mandat de seconde zone, celui de membre du Conseil régional d’Île-de-France, il profite enfin d’un marchepied inespéré pour sortir de l’ombre. Au lendemain des élections législatives de 1997, qui suivent la dissolution prononcée par Jacques Chirac, Lionel Jospin s’installe à Matignon. Manuel Valls insiste pour entrer à son cabinet. Dans un seul souci : obtenir une circonscription et une légitimité grâce au suffrage universel. Problème : comment fait-on pour devenir conseiller du Premier ministre lorsque l’on ne dispose pas de la légitimité technicienne d’un haut fonctionnaire, ni de la légitimité de l’expérience ?
Valls trouve la parade : c’est le poste de conseiller à la communication qu’il brigue avec insistance auprès de Lionel Jospin. Dans les faits, il n’a pas plus de légitimité en ce domaine, mais son ami Stéphane Fouks l’incite vivement dans cette voie. Jacques Séguéla accepte même d’intervenir auprès du Premier ministre pour le convaincre que c’est le bon choix. Après plusieurs jours d’hésitation, Jospin finit par accepter.
Pour Stéphane Fouks et Manuel Valls, cette cooptation marque sans doute le tournant de leur carrière. Même s’il n’a pas accès à Lionel Jospin, qui préfère le tenir à distance, le premier passe sans cesse rue de Varenne et, du secrétariat du service de presse, adresse aux PDG avec lesquels il a des rendez-vous des fax à en-tête de Matignon, dans le genre : « Pardon ! J’aurai un peu de retard, je suis en réunion avec le Premier ministre. » C’est le moment où il prend une importance croissante au sein d’Euro-RSCG et dans les milieux de la communication d’influence. Ayant désormais l’ascendant sur Jacques Séguéla, en grande partie grâce à ce GIE qu’il forme avec son correspondant et ami de Matignon. La bataille de communication qu’il conduira pour aider la BNP à réussir son OPA sur Paribas, en 1999, finira peu après à l’installer comme un personnage incontournable du microcosme du capitalisme parisien.
Quant à Valls, s’il ne connaît strictement rien à la communication, il a assez d’habileté et d’entregent pour en comprendre les ficelles et se faire une place dans l’équipe de Matignon.
À l’époque, c’est d’Aquilino Morelle (qui, quinze ans plus tard, sera expulsé de l’Élysée, après les révélations de Mediapart sur ses liens avec un laboratoire pharmaceutique) que Manuel Valls est le plus proche. Tous deux font équipe et cherchent à gagner de l’influence en reprochant régulièrement à Lionel Jospin d’être trop dans la main des « technos » de son cabinet, emmené par Olivier Schrameck. Valls appuie aussi les propositions sulfureuses du ministre des Finances, Dominique Strauss-Kahn. C’est en somme la constitution d’un étrange GIE, qui va perdurer les années suivantes. Valls et Fouks s’appuient mutuellement dans leurs entreprises ; le même Valls envoie de son côté des signes de sympathie à Dominique Strauss-Kahn, dont les principaux soutiens au sein du parti sont Jean-Christophe Cambadélis et Jean-Marie Le Guen, épaulé pour sa communication par Stéphane Fouks. Et dans les années suivantes, tout ce petit monde ne va cesser de se rendre des services mutuels.
Fouks va de proche en proche offrir un refuge dans son agence à certains des amis du groupe informel : à Aquilino Morelle, et à quelques autres. De son côté, Anne Hommel, l’assistante de Cambadélis, qui a fait ses classes à l’OCI, va passer elle aussi par Euro-RSCG, avant de devenir la chargée de communication de Dominique Strauss-Kahn. C’est elle qui se distinguera plus tard dans les turbulences de l’affaire Cahuzac en lâchant : « La vérité, ce n’est pas mon sujet ! » La « génération MNEF » élargie, deux décennies plus tard. (…)
Manuel Valls profite de son passage au cabinet de Jospin comme d’une rampe de lancement. (…) Fort de ces années à Matignon, il peut ainsi devenir le maire d’Évry en 2001, et être enfin élu député de l’Essonne en 2002.
La suite est connue. Cherchant systématiquement à prendre des positions décalées, non pas dans une logique de conviction, mais de communication ou de marketing politique, il ne rate aucune occasion de se distinguer et jouer de la provocation, dans le but de se faire un nom.
Se positionnant de plus en plus à droite, le voici qui brocarde les trente-cinq heures en usant des mêmes arguments que ceux de l’UMP ; le voilà qui part en guerre contre la retraite à soixante ans. Le tout dans un seul souci, se démarquer et se faire entendre.
Manuel Valls profite aussi d’un ultime coup de pouce du destin. Et, plus précisément, d’un coup de pouce de François Hollande. Incapable de réunir les parrainages en nombre suffisant pour se présenter à la primaire socialiste, Valls reçoit l’aide discrète de Hollande, qui demande à des élus proches d’apporter leur soutien au maire d’Évry pour contrebalancer l’influence d’Arnaud Montebourg.
C’est ainsi que Manuel Valls, à force de ténacité et d’intrigues dans les coulisses du pouvoir, est devenu, contre l’avis des électeurs des primaires de 2011 qui l’ont crédité de moins de 6 % des suffrages, l’improbable Premier ministre d’un gouvernement en perdition. Quelle est sa légitimité ? Disons-le franchement : aucune. Ni légitimité universitaire : il n’est qu’un professionnel des arcanes socialistes. Ni véritable légitimité politique : la seule fois où il a brigué nationalement les suffrages des électeurs de gauche, il a été balayé.
Ainsi va la gauche socialiste : elle confie son avenir à celui qui proposait en 2009 d’abandonner le nom même de Parti socialiste.
Dans son enquête, Laurent Mauduit, le journaliste de Mediapart déballe ainsi le passé de Cambadélis, Valls et Le Guen pour mieux montrer comment la MNEF (et ses affaires d’argent) unit ce trio aujourd’hui aux commandes et d’un parti, et du pays.
Source : http://www.mediapart.fr/journal/france/180914/manuel-valls-lombre-de-la-mnef-et-les-coulisses-du-ps
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