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dimanche 7 octobre 2018

"La crise est en premier lieu celle de la citoyenneté", insiste Yves Michaud

La citoyenneté, le laxisme et la victimisation, mis en cause dans la crise de société actuelle

"Le système est à bout"

Yves Michaud pointe le dépérissement des élites politiques et intellectuelles [rongées par la démagogie], un laxisme protéiforme, une autorité lézardée, une victimisation triomphante, une liberté d'expression aseptisée... Ce philosophe et auteur de "Aux armes, citoyens !" est interrogé par La Tribune.


L'Etat de droit défaille parce que "l'Etat-guichet s'est substitué à l'Etat-providence", l'incivisme meurtrier prospère parce que "l'incivisme mou est toléré", les figures populistes brillent parce que "les racines et les publics de leur consécration ont été méprisés", la démocratie de citoyenneté se disloque, parce que "les systèmes éducatif et fiscal se décomposent", le vivre-ensemble s'érode parce que "l'organisation de la société est tout entière catégorielle "... 

La riposte est-elle impossible ? 

Non, assure le philosophe. Mais il faut se mettre "concrètement en révolution".
LA TRIBUNE - De toutes les manifestations qu'elle adopte, la crise est en premier lieu, selon vous, celle de la citoyenneté. Quels sont l'origine et les symptômes de cette crise ? Quels périls sécrète-t-elle ?

YVES MICHAUD - La "crise de citoyenneté" que traverse notre temps est effectivement plus aiguë que les crises de la démocratie et de l'identité. Parce qu'elle met en jeu, et surtout en cause, les fondements mêmes du vivre-ensemble, qui font la communauté politique. Aujourd'hui, les citoyens n'ont plus le sentiment de partager une même communauté. Et l'origine, la raison première de ce constat réside dans la composition des programmes et des actions publics qui, particulièrement depuis l'accession de Jacques Chirac, en 1995, à la présidence de la République, relèvent de logiques purement catégorielles. Une fois le moment électoral passé - qui porte le phénomène à son paroxysme -, que constate-t-on ? Un éventail de propositions, de compensations, de dispositifs, de lois adaptés à chaque catégorie de personnes : fonctionnaires (d'État, de la filière hospitalière, des collectivités territoriales.), enseignants, professions libérales, jeunes, retraités, chômeurs (de courte, moyenne, longue durées), travailleurs pauvres, habitants des banlieues classées "difficiles ", etc. 

A force d'apporter une offre spécifique à chaque catégorie, on atomise la communauté humaine et politique, on segmente puis on enferme la population dans des cloisonnements, voire des ghettos. On encourage chaque membre de chaque catégorie sociale à défendre ses revendications en jalousant les autres catégories, in fine on multiplie les sentiments de victimisation. Chacun apparaît - ou plutôt se pense - "victime" de quelque chose ou de quelqu'un, c'est-à-dire de ce qui caractérise, privilégie, embellit le fonctionnement de ces "autres" catégories. C'est la politique du  "Et pour vous, ce sera quoi ?" qui engendre les plaintes du "Et moi, on m'oublie ?"

L'origine de ce mal est lointaine et plurielle. 

L'une des causes les plus fondamentales est la lente transformation de l'Etat-providence en Etat-guichet. En un sens, ce sont les bienfaits de l'Etat-providence qui d'eux-mêmes engendrent ces maux. La providence pour tout le monde est devenue un guichet pour chacun, et ce mouvement de "catégorialisation" de l'Etat, si je peux inventer ce mot, coupe ce dernier de sa vocation première : servir l'intérêt de toute la communauté républicaine plutôt que celui de chacune des catégories qui la composent. 
Ainsi, au lieu de garantir le socle assurant universalité, équité, justice, l'Etat s'est lézardé, se muant peu à peu en producteur de particularismes qui compartimentent, fracturent et donc désunissent la société. La générosité de l'Etat n'est plus au service de tous, elle se morcelle au profit de groupes d'individus. Avec pour paradoxe que plus cet Etat se délite, plus la bureaucratie prolifère. C'est normal, car la gestion catégorielle des personnes réclame toujours plus d'agents spécialisés. L'incroyable maquis des aides sociales ou des dispositifs de formation en est un exemple symptomatique.
La citoyenneté, c'est disposer des droits civils et politiques dans une communauté politique donnée. La crise de citoyenneté ne peut donc pas être disjointe de celles d'identité et de démocratie. 

Qu'est-ce que l'identité ?

L'identité constitue un sujet d'étude éminemment complexe, malheureusement maltraité par les raccourcis, les incompétences ou même les détournements. C'est un des sujets logiques et métaphysiques les plus difficiles en philosophie. Nationale, linguistique, libidinale, affective, religieuse, l'identité englobe beaucoup de réalités, de situations, de concepts. Et chaque individu est lui-même la juxtaposition, ou plutôt la confluence plus ou moins cohérente et organisée de toutes ces identités. Qui suis-je ? Un Lyonnais, un intellectuel, un "vestige" du XVIIIe siècle auquel j'ai consacré une grande partie de mon existence, etc ? Mon identité, votre identité, l'identité de chacun est par essence formidablement diverse, formidablement dense, formidablement complexe parce qu'elle est l'imbrication d'une multitude d'identités ; or, plus la mondialisation "contamine" des pans de notre existence, plus nous prenons conscience de cette diversité, et plus alors nous sommes en peine de définir ou de circonscrire une, notre identité.
Certes, comme on le voit avec le secteur de l'hôtellerie, qui propose une offre similaire de Shanghai à Buenos Aires, les outils susceptibles d'aplanir ou d'égaliser les différences d'identités révélées par les disparités géographiques, culturelles, cultuelles ne manquent pas. Toutefois, ils ne sont pas suffisants pour effacer la force des facteurs d'identité locale. Et c'est notamment là, en affirmant que l'identité est exclusivement politique, que l'on commet la plus lourde erreur. 

"Les identités sont en danger", "Reconstruisons les identités". 

Que n'entend-on pas comme ineptie ! Les identités ne sont pas seulement politiques, mais justement elles ne doivent pas contaminer le champ politique.
Comment l'état du monde - formidablement mondialisé, décloisonné, interdépendant, uniformisé, instantané, déstructuré, marchandisé, mobile - bouleverse-t-il l'identité ?
Qu'elle porte sur les échanges commerciaux, le tourisme, la finance, la consommation, les technologies ou encore l'enseignement, la mondialisation est une réalité incontestable. 

Mais un autre mouvement tout aussi incontestable est celui de la (re) localisation. Nous sommes à la fois de plus en plus mondialisés et de plus en plus localisés, illustrant ainsi le terme, désormais largement usité, de "glocalité". Pourquoi nombre d'entreprises dites internationales peinent-elles tant à mettre en oeuvre le principe "d'intelligence culturelle", c'est-à-dire à mettre en harmonie, en sympathie, en symbiose même, les intelligences issues du monde entier qui composent le corps social ? Parce que les identités demeurent très locales, et elles imposent de s'accorder entre et avec toutes. Essayez de faire collaborer un ingénieur indien avec un homologue russe, un gestionnaire arabe et une consœur brésilienne ! On y parvient, mais cela ne va pas de soi. Et cette réalité corrobore un constat sociologique, et même anthropologique, extrêmement intéressant, qui met en lumière les incohérences, voire les écartèlements auxquels l'aspiration à et le rejet de la mondialisation placent les citoyens.
La polémique récente sur le goût supposé différent des pots de Nutella distribués en Italie et en Pologne, ou les réactions, contrastées, à la découverte des mêmes enseignes de mode à Barcelone et à Prague, l'illustrent : dans le concert de la mondialisation tous azimuts, les populations à la fois veulent et refusent l'uniformité. Et souvent elles peinent à savoir qui elles sont devant le dilemme.

Peut-on se considérer citoyen du monde sans être citoyen de la nation à laquelle on est lié ?

Citoyen d'Europe davantage que citoyen de France ? Citoyen de la biodiversité plus que de la ville où l'on habite et travaille ? Existe-t-il une hiérarchie factuelle ou morale "des" citoyennetés ?
En 1948, le militant pacifiste américain Garry Davis rendait son passeport et s'autoproclamait "premier citoyen du monde" avant de fonder le mouvement du même nom. Quelques années plus tôt, d'aucuns déjà revendiquaient le droit à l'apatridie. Cet idéalisme cosmo-politique, très complexe à mettre en oeuvre, convoque la condition de "pur sujet de raison" chère à Kant. Un "pur sujet de raison" sans attache, porté exclusivement par la volonté de "faire le bien" et par un intellect déterminé à ne rien croire qui dépasse la raison, peut être cosmopolite. Or, la réalité est que nous sommes constitués de chair, de sang et d'émotions qui forment notre identité, en partie issue de l'endroit où nous sommes nés. Personne (ou presque) ne peut s'affranchir de cette relation physique, "géographique".

Tout aussi idéaliste doit être considéré le vœu d'une "identité européenne", quand bien même la notion de "citoyenneté nationale" est durablement contestée. Les égoïsmes locaux et nationaux demeurent très forts, et d'aussi vertueux programmes que celui d'Erasmus - modules de formation dans les pays de l'Union européenne, grâce auxquels chaque étudiant détenteur d'une identité dite nationale revient enrichi de sa confrontation à d'autres identités dites nationales - ne les atténuent qu'à la marge. La résurgence des revendications identitaires locales ou régionales dans certains pays d'Europe est une réalité... d'ailleurs contrastée. En effet, lorsqu'elle est contenue au folklore, il me semble qu'elle est parfaitement inoffensive, et même doit être encouragée. Mais lorsqu'elle se manifeste par des appels, chez les Catalans, à ne pas partager les eaux de l'ET bre avec les Andalous, par des mouvements séparatistes en Belgique, ou par la détermination, chez certaines élites d'Italie du Nord, de ne plus financer l'économie des Pouilles ou de la Calabre, elle devient extrêmement dangereuse.

La citoyenneté ne s'exprime pas par le sang ou par le sol, mais par l'engagement civique. Celui-ci résulte de la loyauté que l'on manifeste à l'égard de la communauté dont on attend les droits et dont on accepte les devoirs, et cette loyauté est elle-même commandée par un serment. Une organisation démocratique doit être dessinée qui favorise cet accomplissement, qui agrège l'efficacité de la démocratie et l'efficacité de la citoyenneté. Vous circonscrivez à l'éducation et à la fiscalité les deux principaux chantiers à conduire dans ce sens d'une démocratie au service de la citoyenneté. Effectivement, l'exercice de l'impôt participe de manière fondamentale à la construction de toute citoyenneté. Faire accepter la nécessité et l'utilité de s'acquitter de l'impôt constitue l'une des meilleures parades à la fraude - dont vous proposez de punir de la déchéance de nationalité les auteurs d'infractions majeures. Sur quelle base peut-on réformer le système fiscal afin que la perception de sa nécessité, de son utilité et de sa justice s'impose dans les consciences, et ainsi sustente l'appartenance citoyenne ?

Le système fiscal conditionne et, sur un autre plan, éclaire et rend présent et concret le système de solidarité. Une théorie de l'impôt, c'est bel et bien une conception de la société et de ses liens. Tous les penseurs du passé l'ont déclaré, rien n'a changé. "Autant tu paies d'impôt, autant tu as d'action publique." La santé de la communauté politique dépend en grande partie de la politique fiscale. Accepter ces principes, c'est considérer que l'impôt doit être clair pour être compris et accepté. 

De grandes orientations et d'importants choix sont à déterminer, qui tous servent à renforcer l'exercice de citoyenneté. Parmi eux : la fin de l'exemption - être "inimposable". Qu'en France moins d'un foyer fiscal sur deux s'acquitte de l'impôt sur le revenu - pourtant le seul lisible - est délétère ; absolument tous les citoyens, y compris les allocataires du RSA, devraient apporter leur contribution, même symbolique, à la solidarité et à la collectivité. Cela permettrait également de supprimer les effets de seuil, par la faute desquels l'intéressé peut se retrouver simultanément à être imposable et à perdre les avantages liés à la non-imposabilité. Cette fin des exemptions fiscales pourrait être compensée par une révision des taux et notamment des premiers taux de l'échelle. Ainsi, les éléments du blocage récurrent de toute réforme fiscale ambitieuse seraient levés.

Un système fiscal "citoyen" doit être clair, simple, lisible, juste, valable pour tous, responsabilisant. Et ceux qui le trompent doivent faire l'objet d'une répression implacable. Inspirons-nous du modèle américain : les taux d'imposition y sont contenus, mais malheur aux fraudeurs ; ils rejoignent les geôles, et souvent pour longtemps.
"Les montages très problématiques d'Ernest-Antoine Seillière et de ses acolytes chez Wendel datent de 2007 et n'ont toujours pas été jugés dix ans plus tard." Ainsi illustrez-vous l'extrême mansuétude qui profite au traitement judiciaire des crimes en "col blanc" et ternit au sein de la société la perception de citoyenneté. Les rédacteurs des lois étant eux-mêmes exposés auxdits délits, est-il crédible d'espérer mettre fin aux indulgences, collusions et compromissions ?
Que 14 ans après avoir initié un montage financier, baptisé Solfur, grâce auquel un gain net de 315 millions d'euros fut généré après un investissement de départ de moins d'un million d'euros, que six ans après qu'une information judiciaire ait été ouverte, que près de deux ans après que le parquet financier eut conclu au délit, aucun procès ne se soit encore tenu contre le très puissant ex-président du Medef et de Wendel est symptomatique. Et proprement inimaginable. Le quidam incarcéré six mois après un jugement hasardeux en comparution immédiate appréciera... Voilà une nouvelle illustration du processus de transformation de l'Etat-providence en Etat guichet : les prétendus représentants du peuple, qui sont pour la plupart des politiciens professionnels et pour beaucoup issus d'une Ecole nationale d'administration qu'il faut impérativement supprimer - ce qui ne s'annonce pas être une priorité, bien au contraire même si l'on se réfère aux cursus des nouveaux gouvernants -, écrivent les lois à leur profit, introduisent des dispositions avantageuses pour leur corporation via quelques amendements discrets, s'arrangent "catégoriellement" en se fabriquant des "régimes spéciaux" sur mesure. Songez que 20 ans de présence au Sénat garantit une retraite à taux plein... Comment, dans ces conditions, être crédible pour dénoncer les privilèges des agents de conduite de la SNCF, des pilotes de ligne ou des contrôleurs aériens ?

Dans cette organisation si morcelée de la société, chacun avance ses pions pour qu'ils profitent à son intérêt catégoriel ; les parlementaires sont simplement mieux outillés pour réaliser cette quête. La porosité de cette caste avec d'autres également dirigeantes, notamment dans le monde économique, favorise les collusions d'intérêts. Peut-on y faire face ? Je l'ignore. La plupart des parades sont étonnamment simples à imaginer et à mettre en oeuvre, mais la force de résistance des publics "menacés" est considérable. Surtout lorsqu'elle s'allie à un périmètre de pouvoir substantiel.
"L'état de santé" de la citoyenneté en France apparaît comme "un" élément de la radiographie sociale, sociétale, humaine, même civilisationnelle, il "dit" substantiellement de la volonté et de la capacité individuelles et collectives de créer et de bâtir ensemble, et même, comme notre dialogue l'introduit, de vivre ensemble. Le malade est au plus mal...

C'est incontestable. Mais ce n'est pas définitif. Le monde est un mouvement perpétuel, qui périodiquement brille et s'affaisse, progresse et stagne - voire recule. A l'usure ou à la dégradation momentanée, il existe des pansements, des remèdes, dont la nature et la puissance sont adaptées à l'ampleur du mal. Ce XXIe siècle est celui d'un changement monumental de paradigme, d'un contexte de révolution. Oui, nous sommes potentiellement en révolution, et il est l'heure de nous mettre concrètement en révolution. Juguler le déclin intellectuel et moral est à ce prix.
Yves Michaud, "Aux armes, citoyens !" (L'Aube, 96 pages, 9,90 euros)

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