"Ils ont acheté la presse, explique Benjamin Dormann
Analyse solidement documentée qui s’avère à la fois édifiante et consternante.
"Pourquoi la presse française n'a-t-elle rien dit avant ?", s'est-on peut-être interrogé quand l'affaire Dominique Strauss-Kahn a éclaté. La presse d'opposition était heureuse de recevoir des centaines de millions de subventions de Nicolas Sarkozy, mais s'est mobilisée pour empêcher sa réélection. De ce fait, tout en jurant leurs grands dieux qu'ils sont indépendants, les journalistes militent plus qu'ils n'informent, reproduisant avec complaisance les dépêches d'agences, elles-mêmes réceptacles des scénarii mis en scène par les bons think tanks, des experts choisis et de dévoués communiquants, renonçant souvent à ouvrir la moindre enquête ou la menant avec des présupposés.
De plus, cette presse se vend progressivement à des financiers qui s'assument clairement "de gauche", oubliant que dans la presse, comme ailleurs, des financiers restent des financiers. En suivant notamment de près la reprise du Monde par le banquier Matthieu Pigasse et la gestion du Nouvel Observateur par Denis Olivennes, un ancien conseiller du Premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy, on découvre, étonnés, ses connivences, son opacité, et les coulisses d'une presse embourbée dans ses contradictions et ses mensonges.
Si ce 4e pouvoir a aujourd'hui totalement perdu son ambition d'objectivité et renoncé à jouer son rôle d'information, c'est qu'il est décomplexé et fraye avec ce 5e pouvoir que l'on découvre dans ce livre : celui des réseaux mondialisés, mêlant hommes d'affaires, financiers, media et politiques, agissant et décidant dans la coulisse, en toute discrétion, parallèlement à nos structures démocratiques devenues impotentes. Il faut dire que, dans le même temps, la démocratie s'est également accommodée des organisations supranationales (ONG) sans aucune légitimité électorale.
L'auteur livre le fruit d'une enquête fouillée de plus de deux ans, un voyage édifiant et instructif dans l'envers du décor, où l'on croise les membres du Siècle, le plus grand groupe d'influence français, le Young Leader (de la Fondation Franco-Américaine ) Arnaud Montebourg, le Bilderberger Manuel Valls, ou le German Marshall Fund (réseau d'experts et de financement de projets), financeur américain de Terra Nova, fondation initiatrice des primaires du Parti socialiste... et où l'on découvre les stupéfiantes conditions de la nomination du parfait inconnu Herman Van Rompuy à la présidence du Conseil européen.
Ils ont acheté la presse, telle est la provocante affirmation de Benjamin Dormann
Elle sert de titre à son ouvrage. Ces "ils" sortent vite de l’anonymat. Ils s’appellent Serge July, Laurent Joffrin, Denis Olivennes, Matthieu Pigasse, Pierre Bergé, entre autres.
Benjamin Dormann, qui fut journaliste dans la presse financière et a été trésorier d’un parti politique "divers gauche", n’est pas un néophyte. Il sait ce dont il parle et le montre dans cet ouvrage, véritable bouquet de révélations. Elles sont tour à tour déroutantes, surprenantes, déconcertantes. L’auteur nous invite à passer de l’autre côté du miroir. On part en sa compagnie explorer les méandres souvent obscurs de Mediapart, des Inrockuptibles, du Nouvel Observateur, de Libération et du Monde. Une plongée dans la presse de gauche.
On considère la presse comme étant le quatrième pouvoir. Théoriquement, cette affirmation suppose qu’elle est objective, un lieu de réflexion, d’analyse et, naturellement, de contestation. Elle aurait donc la noble fonction d’informer le citoyen et, au besoin, d’alerter l’opinion publique des dérives du pouvoir en place. Aujourd’hui, l’idée même d’une presse indépendante, autrement dit libertaire, tient de l’utopie.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France s’est libérée de l’occupant. Les journaux furent, eux, emprisonnés dans le carcan de plus en plus étroit d’une idéologie où l’œil de Moscou veillait. Il ne fallait pas trop s’écarter de la vision totalitaire de l’Histoire. Il s’agissait de marcher droit et de penser à gauche, voire à l'extrême gauche.
En analyste rompu aux subtilités du monde financier, Benjamin Dormann constate que la presse écrite, dans son ensemble, se trouve dans une situation économique désastreuse. En mars 2012, date de publication, certains titres frisaient déjà le dépôt de bilan.
L’auteur relève là un singulier paradoxe. Les bilans de nombreux titres devraient faire fuir tous les investisseurs responsables, assurés qu’ils sont de ne jamais pouvoir retrouver leur mise. Il n’en est rien. Au contraire, ils s’empressent, Pierre Bergé en tête, et sortent leur carnet de chèques. L’auteur nous donne les raisons d’une telle démarche. Les équipes rédactionnelles sont de plus en plus emportées par le militantisme politique (les écoles de formation et les salles de rédaction sont noyautés par le SNJ). Du fait de leur engagement, les journalistes perdent toute crédibilité. La prétendue objectivité disparaît, avalée par les brumes du combat idéologique. Les journalistes partisans se transforment en agents de publicité et les titres deviennent insidieusement des agences de communication.
Benjamin Dormann étaye ses analyses et ses démonstrations d’exemples concrets. Avec une ironie mordante, il épluche le dossier de la lamentable affaire DSK. Il n’est pas original de constater que le satyriasisme du directeur du FMI était connu de l’ensemble des medias. Les plus effrontés en faisaient des gorges chaudes. Tout le monde savait, mais tout le monde se taisait. Ah, la sacro-sainte atteinte à la vie privée ! Les gardiens si sourcilleux de l’éthique avaient moins de scrupules lorsqu’il s’agissait de raconter les frasques érotiques d’un Berlusconi.
Une nouvelle étape allait bientôt être franchie. Le quatrième pouvoir agonisant est remplacé par un cinquième pouvoir, selon l’auteur. On est insensiblement passé de l’ère de la communication à celle de la manipulation, puis à celle du mensonge délibéré. Les frontières entre ces genres, théoriquement incompatibles, deviennent chaque jour plus ténues.
Benjamin Dormann met à mal bien des idées reçues. A des media qui crient famine, il montre (chiffres à l’appui) que l’État subventionne les grands organes de presse avec une constante régularité. Celle-ci se complaît fort bien de cet assistanat étatique.
Pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, "aujourd’hui, la presse se tait, étouffe, ou encense". Il ne faut pas s’étonner qu’elle se trouve de plus en plus coupée de l’opinion et donc de son lectorat. L'analyse s’avère à la fois édifiante et consternante.
Trop dérangeante pour que l'omerta du milieu ne s’impose pas.
L'éditeur, Jean Picollec, n'a pas dû mettre la clé sous le paillasson et pourtant le livre est difficilement accessible. Aurait-il subi des pressions pour ne pas le ré-éditer ?
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