Le vécu d'une jeune musulmane née en France
Alors que le gouvernement prépare une loi d'interdiction du voile intégral, «Le Figaro Magazine» publia (le 6 mai 2010) en exclusivité des extraits du livre Sous mon Niqab* : une terrible aventure qui s'est déroulée dans la France du XXIe siècle, à quelques centaines de mètres de chez vous...
«Zeina fait partie des jeunes filles musulmanes qui ont étudié et ont un travail, ce qui n'est pas si simple dans une famille traditionnelle où on lui dit : «A quoi cela te servira-t-il, inch Allah ! Tu trouveras un mari»... Elle rencontre un jeune homme dont elle tombe amoureuse. Il est croyant, mais sans ostentation. Ils se marient. Mais, peu à peu, alors qu'elle est enceinte de quelques semaines, le climat entre eux change...
J'ai été interloquée un jour où nous avons croisé une femme voilée, quand mon mari m'a vivement saisie par le bras, me l'a indiquée d'un geste du menton :
Macha'Allah ! Ce que Dieu veut ! Regarde- la, c'est certainement une bonne épouse. C'est une femme bien, qui ne veut pas se montrer.
Je ne savais pas comment réagir, je ne savais pas s'il plaisantait ou s'il était sérieux. Je n'ai donc pas réagi, nous avons poursuivi notre chemin. Je n'ai plus pensé à cet incident jusqu'au week-end suivant où, là, l'insistance de mon mari a frôlé le harcèlement. Chaque femme voilée que nous croisions entraînait son satisfecit.
Macha'Allah ! Ce que Dieu veut !
(...) Portais-je vraiment une tenue indécente, ce jour où il m'avait probablement guettée par la fenêtre et m'attendait sur le palier ? J'ai été surprise de le voir là. Surprise et heureuse. J'ai ri, je lui ai demandé pourquoi il m'attendait, j'ai escompté un baiser. Il m'a répondu par un violent coup de pied dans le tibia. Mon rire s'est arrêté : qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui se passe ?
Il m'a répondu par une gifle, m'a demandé si je comptais devenir exhibitionniste. Je suis restée interdite, je ne comprenais pas ce que j'avais fait de mal. Il ne m'a rien expliqué, m'a juste craché :
La prochaine fois que tu sors dans une telle tenue, sache que ce ne sera pas la peine de revenir.
«Ton Paradis est sous les pieds de ton époux»
Accepter de porter un voile court en croyant limiter les exigences, c'est en fait mettre le doigt dans l'engrenage. Les mois passent, Zeina va bientôt accoucher. Son mari exige qu'elle abandonne son travail et reste à la maison. Il lui dit qu'elle doit lui être soumise, qu'il la sauvera ainsi de l'Enfer : «Ton Paradis est sous les pieds de ton époux.» Après lui avoir imposé le jilbab en la rouant de coups, il lui offre un cadeau dans une boîte qu'elle répugne à ouvrir. Elle s'y résout enfin...
Le niqab et les différentes pièces que j'allais désormais superposer jusqu'à disparaître complètement aux yeux du monde, je les ai étalés sur le lit. Je savais exactement dans quel ordre procéder pour m'en vêtir, j'ai évité de réfléchir, il fallait que je me lance. J'ai enfilé d'épaisses chaussettes noires, un pantalon de jogging, noir lui aussi. Les «soeurs» rencontrées à la mosquée me l'avaient conseillé quand je m'étais affublée du jilbab. Je n'en voyais pas l'utilité puisque la robe traînait par terre, mais elles m'avaient expliqué qu'un pantalon me protégerait si un coup de vent malencontreux soulevait quelque peu ma robe, ou bien si je la soulevais moi-même pour monter des marches ou pour protéger l'ourlet de la pluie. Je serais ainsi rassurée : aucun homme ne pourrait entrevoir la forme de ma cheville revêtue de noir ou, pis encore, celle de mon mollet. J'avais suivi leur conseil : puisque je faisais une chose, autant la faire bien ; n'était-ce pas ce que l'on m'avait toujours répété ?
«Ce tissu (...) aussi raide qu'une cage»
J'ai enfilé ma nouvelle robe en regrettant celles que je portais sous le jilbab. Elle était tout aussi large, mais beaucoup plus raide, carrée, dénuée de toute fluidité, de toute souplesse. Et puis tellement noire... J'ai espéré que quelques lavages viendraient à bout de cette résistance, à bout de cette noirceur, mais les jours qui ont suivi m'ont vite détrompée : ce tissu était condamné à rester aussi raide qu'une cage, aussi noir que la mort. (...)
J'avais pensé que l'étape la plus difficile serait celle du port du niqab proprement dit, cette sorte de cape entièrement fermée, entièrement opaque, très ample, qui s'enfile par la tête et descend jusqu'aux chevilles, avec un trou pour la face et deux autres trous à hauteur des mains, des trous sagement munis d'élastiques afin justement d'y glisser les mains, mais sans que la forme de l'avant bras ni même celle du poignet se dévoilent aux regards quand on soulève le bras. J'ai enfilé mes gants noirs, je me suis saisie à deux mains du long rabat cousu à la cape, sur le sommet du crâne, et tombant à mi-poitrine, doté d'une très fine fente pour les yeux, je l'ai tiré, j'ai dissimulé mon visage.
Il me restait à poser le dernier accessoire : le carré de mousseline muni de deux rubans à nouer à l'arrière de la tête. Je l'ai plaqué sur mon front, les rubans filaient entre mes doigts gantés. Je m'y suis reprise à plusieurs fois, je m'énervais, je ne parvenais pas à serrer le noeud, je ne voyais plus rien dans la pénombre de la chambre, le carré est tombé par terre, je me suis accroupie, j'ai sangloté. J'étais aveuglée par mes larmes. Au bout de longues minutes, j'ai senti des mains qui frôlaient ma nuque. Mon mari venait de nouer le carré. Je me suis relevée, je l'ai machinalement remercié.
«[Mon] ombre noire me faisait peur»
Dans l'ascenseur, j'ai tourné le dos au miroir : l'ombre noire qui s'y reflétait me faisait peur, c'était une inconnue menaçante, une inconnue sans identité, ce n'était pas moi. J'ai préféré l'ignorer. Je ne me suis jamais regardée dans un miroir quand j'étais revêtue du niqab, je ne me suis jamais vue en fantôme. Dès que j'ai posé le pied dans la rue, j'ai été envahie par un sentiment d'étrangeté. Il me fallait m'habituer à mon champ de vision rétréci par le tissu opaque qui dégageait à peine mes yeux et dansait à chaque pas, frôlant mon nez puis s'en éloignant, à la semi-obscurité imposée par la mousseline, dans laquelle j'allais évoluer jusqu'à la fin de mes jours. Car il était évident que le niqab m'emprisonnerait jusqu'à ce que je rejoigne le Paradis, la question ne se posait même pas. A moins que ne vienne une autre idée à mon mari, mais que pouvait-il imaginer de plus terrible ?
Je n'osais pas avancer, je me sentais bizarre et je l'étais. Je rajustais ce voile qui glissait sur ma tête, m'aveuglait, glissait à nouveau quand ma démarche se faisait heurtée, quand elle cessait d'être lente et solennelle. Je craignais aussi de trébucher sur un obstacle que le niqab m'aurait dissimulé. Mais il me fallait avancer. Au bout d'une centaine de mètres, je me suis fait une raison : après tout, personne ne pouvait me reconnaître, je n'étais plus désormais qu'une ombre sans visage et sans nom. Pourtant, j'ai juste eu envie de baisser les yeux, de baisser la tête et de regarder le sol. Je n'ai plus jamais levé les yeux du trottoir, je n'ai plus jamais redressé la tête. Jusqu'au jour où j'ai arraché ce voile.
«A la porte de l'école, j'ai dû décliner mon identité»
J'ai été surprise par le premier salam aleykoum que m'a lancé un vieil homme en plaçant respectueusement sa main à la hauteur de son coeur. Je ne le connaissais pas, j'ai supposé qu'il faisait erreur, je ne lui ai pas répondu. A la caisse de la supérette, j'ai vu deux clientes s'écarter devant moi pour me céder le passage ; elles m'ont saluée avec déférence, l'une d'elles était pourtant une voisine que je côtoyais tous les jours, je me suis contentée de hocher la tête, je ne voulais pas qu'elle entende ma voix, je ne voulais pas qu'elle me reconnaisse. Pas encore, pas tout de suite. J'étais encore moi. Le lendemain, à la porte de l'école, j'ai dû décliner mon identité ; le niqab n'a pas posé le moindre problème, je n'étais d'ailleurs pas la seule maman fantôme du quartier, et j'ai eu droit au sourire amical de la directrice, puis de la maîtresse, qui n'ont fait aucune allusion à mon visage dissimulé.
(...) Je me suis habituée à répondre poliment aux salam aleykoum que m'adressaient les autres «soeurs» en niqab croisées dans la rue, et à échanger quelques paroles avec elles, même si je ne les connaissais pas : telle était la règle du jeu entre les Pures, les Parfaites. J'ai appris à les reconnaître quand elles étaient accompagnées de leurs enfants ou de leur époux, à ne pas chercher à deviner leur identité quand elles étaient seules, ce qui est peu fréquent.
«Les «soeurs» ne m'appelaient jamais par mon prénom»
Et j'ai très vite intégré les règles de ce jeu, qui sont des règles absolues, intransgressibles. Ainsi, les «soeurs» ne m'appelaient jamais par mon prénom, il me paraissait inimaginable d'appeler l'une d'elles par le sien : on ne prononce jamais le prénom d'une femme en niqab, un homme ou n'importe quelle personne étrangère pourrait l'entendre, or nul ne doit le connaître : il reste «entre nous». Je n'ai jamais su pourquoi, et je ne l'ai d'ailleurs jamais demandé tant cette règle semblait ferme, et surtout évidente pour toutes les autres femmes. Comme elles, j'ai appris à ne jamais élever la voix en public. Le jour où j'ai croisé une «soeur» dans un centre commercial, entourée de ses enfants qui chahutaient, j'ai observé son manège : elle ne les a pas grondés, elle ne les a pas rabroués, elle a calmement prié son mari de venir remettre un peu d'ordre, et elle s'est tenue en retrait, dans une attitude de totale neutralité, pendant qu'il distribuait les gifles. De même, j'ai appris qu'il m'était interdit d'éclater de rire, de blaguer, de m'exclamer, évidemment de lancer des mots vulgaires : seuls les mots «propres», prononcés doucement, m'étaient autorisés. Je devais aussi apprendre à être toujours à l'écoute des autres, de leurs problèmes, une attitude qui leur procurait du bien, mais qui me permettait surtout de gagner des hasanats, des bons points, dans la perspective de ma vie future au Paradis. Bref, je devais me montrer digne de mon niqab, et transmettre à tous notre «savoir-vivre», celui des parfaites musulmanes.
«Regarde ce spectre»
(...) La première fois que j'ai été insultée par un inconnu, dans la rue, je revenais seule de l'école où j'avais déposé mon enfant après le déjeuner. Je marchais tête baissée, comme j'en avais pris l'habitude, le mot a claqué dans mes oreilles : «Regarde ce spectre.» Je ne me suis pas retournée, mais j'ai immédiatement compris que «le spectre», c'était moi. J'ai eu mal, mais j'ai fait semblant de ne pas avoir entendu. Je n'ai pas réagi. De toute manière, je ne réagissais plus à rien. J'ai baissé encore plus la tête, mon menton s'est enfoncé dans le bas de mon cou, et j'ai continué ma route. Je l'ai entendu plusieurs fois, ce mot. «Le spectre.» Avec ses variantes : «le corbeau», et même «le corbeau de merde», «le fantôme», «Dracula». Je ne réagissais pas, j'avançais, c'est tout. Ces insultes ont cessé de me toucher. Peut-être que j'entrais dans mon nouveau rôle de Pure, celle qui se consacre à la prière et à sa famille. Peut-être que j'avais cessé d'être.
Avec les semaines puis les mois, je me suis habituée au niqab. A force de le revêtir, j'ai cessé d'éprouver l'impression d'enfermement qui m'étreignait les premiers jours, quand je me sentais étouffer à l'intérieur de ce sinistre costume. Quand est venu l'été, j'avais même cessé de ressentir la chaleur, mais il est vrai que mes sorties s'étaient alors considérablement réduites. Oui, je m'y étais habituée, il y avait même des jours où je m'y sentais bien, je m'amusais parfois de pouvoir observer tout le monde sans être reconnue par personne. Sous mon niqab, je pouvais grimacer, je pouvais bâiller ou même rêvasser pendant que l'on me parlait, je pouvais ne pas répondre : j'étais une Parfaite, j'étais un symbole, et nul n'aurait pu m'en vouloir si je ne rebondissais pas sur une conversation. Mon rôle de sage n'était-il pas d'écouter ? J'avais cessé d'exister, sinon dans la fierté qui se reflétait dans le regard de tous ceux qui me regardaient. Je n'étais plus moi, j'étais la représentation de leur islam.
J'étais terriblement seule sous la cloche de tissu qui me séparait du reste du monde. J'évoluais dans mon monde où régnait le néant. Je ne pouvais pas avoir une discussion normale avec quiconque dans mon entourage, puisqu'il était entendu que j'avais dépassé la normalité pour devenir un être supérieur. C'est du moins ce qu'ils croyaient. Ils ne savaient pas que, désormais, j'étais rien.»
Alors que le gouvernement prépare une loi d'interdiction du voile intégral, «Le Figaro Magazine» publia (le 6 mai 2010) en exclusivité des extraits du livre Sous mon Niqab* : une terrible aventure qui s'est déroulée dans la France du XXIe siècle, à quelques centaines de mètres de chez vous...
«Zeina fait partie des jeunes filles musulmanes qui ont étudié et ont un travail, ce qui n'est pas si simple dans une famille traditionnelle où on lui dit : «A quoi cela te servira-t-il, inch Allah ! Tu trouveras un mari»... Elle rencontre un jeune homme dont elle tombe amoureuse. Il est croyant, mais sans ostentation. Ils se marient. Mais, peu à peu, alors qu'elle est enceinte de quelques semaines, le climat entre eux change...
J'ai été interloquée un jour où nous avons croisé une femme voilée, quand mon mari m'a vivement saisie par le bras, me l'a indiquée d'un geste du menton :
Macha'Allah ! Ce que Dieu veut ! Regarde- la, c'est certainement une bonne épouse. C'est une femme bien, qui ne veut pas se montrer.
Je ne savais pas comment réagir, je ne savais pas s'il plaisantait ou s'il était sérieux. Je n'ai donc pas réagi, nous avons poursuivi notre chemin. Je n'ai plus pensé à cet incident jusqu'au week-end suivant où, là, l'insistance de mon mari a frôlé le harcèlement. Chaque femme voilée que nous croisions entraînait son satisfecit.
Macha'Allah ! Ce que Dieu veut !
(...) Portais-je vraiment une tenue indécente, ce jour où il m'avait probablement guettée par la fenêtre et m'attendait sur le palier ? J'ai été surprise de le voir là. Surprise et heureuse. J'ai ri, je lui ai demandé pourquoi il m'attendait, j'ai escompté un baiser. Il m'a répondu par un violent coup de pied dans le tibia. Mon rire s'est arrêté : qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce qui se passe ?
Il m'a répondu par une gifle, m'a demandé si je comptais devenir exhibitionniste. Je suis restée interdite, je ne comprenais pas ce que j'avais fait de mal. Il ne m'a rien expliqué, m'a juste craché :
La prochaine fois que tu sors dans une telle tenue, sache que ce ne sera pas la peine de revenir.
«Ton Paradis est sous les pieds de ton époux»
Accepter de porter un voile court en croyant limiter les exigences, c'est en fait mettre le doigt dans l'engrenage. Les mois passent, Zeina va bientôt accoucher. Son mari exige qu'elle abandonne son travail et reste à la maison. Il lui dit qu'elle doit lui être soumise, qu'il la sauvera ainsi de l'Enfer : «Ton Paradis est sous les pieds de ton époux.» Après lui avoir imposé le jilbab en la rouant de coups, il lui offre un cadeau dans une boîte qu'elle répugne à ouvrir. Elle s'y résout enfin...
Le niqab et les différentes pièces que j'allais désormais superposer jusqu'à disparaître complètement aux yeux du monde, je les ai étalés sur le lit. Je savais exactement dans quel ordre procéder pour m'en vêtir, j'ai évité de réfléchir, il fallait que je me lance. J'ai enfilé d'épaisses chaussettes noires, un pantalon de jogging, noir lui aussi. Les «soeurs» rencontrées à la mosquée me l'avaient conseillé quand je m'étais affublée du jilbab. Je n'en voyais pas l'utilité puisque la robe traînait par terre, mais elles m'avaient expliqué qu'un pantalon me protégerait si un coup de vent malencontreux soulevait quelque peu ma robe, ou bien si je la soulevais moi-même pour monter des marches ou pour protéger l'ourlet de la pluie. Je serais ainsi rassurée : aucun homme ne pourrait entrevoir la forme de ma cheville revêtue de noir ou, pis encore, celle de mon mollet. J'avais suivi leur conseil : puisque je faisais une chose, autant la faire bien ; n'était-ce pas ce que l'on m'avait toujours répété ?
«Ce tissu (...) aussi raide qu'une cage»
J'ai enfilé ma nouvelle robe en regrettant celles que je portais sous le jilbab. Elle était tout aussi large, mais beaucoup plus raide, carrée, dénuée de toute fluidité, de toute souplesse. Et puis tellement noire... J'ai espéré que quelques lavages viendraient à bout de cette résistance, à bout de cette noirceur, mais les jours qui ont suivi m'ont vite détrompée : ce tissu était condamné à rester aussi raide qu'une cage, aussi noir que la mort. (...)
J'avais pensé que l'étape la plus difficile serait celle du port du niqab proprement dit, cette sorte de cape entièrement fermée, entièrement opaque, très ample, qui s'enfile par la tête et descend jusqu'aux chevilles, avec un trou pour la face et deux autres trous à hauteur des mains, des trous sagement munis d'élastiques afin justement d'y glisser les mains, mais sans que la forme de l'avant bras ni même celle du poignet se dévoilent aux regards quand on soulève le bras. J'ai enfilé mes gants noirs, je me suis saisie à deux mains du long rabat cousu à la cape, sur le sommet du crâne, et tombant à mi-poitrine, doté d'une très fine fente pour les yeux, je l'ai tiré, j'ai dissimulé mon visage.
Il me restait à poser le dernier accessoire : le carré de mousseline muni de deux rubans à nouer à l'arrière de la tête. Je l'ai plaqué sur mon front, les rubans filaient entre mes doigts gantés. Je m'y suis reprise à plusieurs fois, je m'énervais, je ne parvenais pas à serrer le noeud, je ne voyais plus rien dans la pénombre de la chambre, le carré est tombé par terre, je me suis accroupie, j'ai sangloté. J'étais aveuglée par mes larmes. Au bout de longues minutes, j'ai senti des mains qui frôlaient ma nuque. Mon mari venait de nouer le carré. Je me suis relevée, je l'ai machinalement remercié.
«[Mon] ombre noire me faisait peur»
Dans l'ascenseur, j'ai tourné le dos au miroir : l'ombre noire qui s'y reflétait me faisait peur, c'était une inconnue menaçante, une inconnue sans identité, ce n'était pas moi. J'ai préféré l'ignorer. Je ne me suis jamais regardée dans un miroir quand j'étais revêtue du niqab, je ne me suis jamais vue en fantôme. Dès que j'ai posé le pied dans la rue, j'ai été envahie par un sentiment d'étrangeté. Il me fallait m'habituer à mon champ de vision rétréci par le tissu opaque qui dégageait à peine mes yeux et dansait à chaque pas, frôlant mon nez puis s'en éloignant, à la semi-obscurité imposée par la mousseline, dans laquelle j'allais évoluer jusqu'à la fin de mes jours. Car il était évident que le niqab m'emprisonnerait jusqu'à ce que je rejoigne le Paradis, la question ne se posait même pas. A moins que ne vienne une autre idée à mon mari, mais que pouvait-il imaginer de plus terrible ?
Je n'osais pas avancer, je me sentais bizarre et je l'étais. Je rajustais ce voile qui glissait sur ma tête, m'aveuglait, glissait à nouveau quand ma démarche se faisait heurtée, quand elle cessait d'être lente et solennelle. Je craignais aussi de trébucher sur un obstacle que le niqab m'aurait dissimulé. Mais il me fallait avancer. Au bout d'une centaine de mètres, je me suis fait une raison : après tout, personne ne pouvait me reconnaître, je n'étais plus désormais qu'une ombre sans visage et sans nom. Pourtant, j'ai juste eu envie de baisser les yeux, de baisser la tête et de regarder le sol. Je n'ai plus jamais levé les yeux du trottoir, je n'ai plus jamais redressé la tête. Jusqu'au jour où j'ai arraché ce voile.
«A la porte de l'école, j'ai dû décliner mon identité»
J'ai été surprise par le premier salam aleykoum que m'a lancé un vieil homme en plaçant respectueusement sa main à la hauteur de son coeur. Je ne le connaissais pas, j'ai supposé qu'il faisait erreur, je ne lui ai pas répondu. A la caisse de la supérette, j'ai vu deux clientes s'écarter devant moi pour me céder le passage ; elles m'ont saluée avec déférence, l'une d'elles était pourtant une voisine que je côtoyais tous les jours, je me suis contentée de hocher la tête, je ne voulais pas qu'elle entende ma voix, je ne voulais pas qu'elle me reconnaisse. Pas encore, pas tout de suite. J'étais encore moi. Le lendemain, à la porte de l'école, j'ai dû décliner mon identité ; le niqab n'a pas posé le moindre problème, je n'étais d'ailleurs pas la seule maman fantôme du quartier, et j'ai eu droit au sourire amical de la directrice, puis de la maîtresse, qui n'ont fait aucune allusion à mon visage dissimulé.
(...) Je me suis habituée à répondre poliment aux salam aleykoum que m'adressaient les autres «soeurs» en niqab croisées dans la rue, et à échanger quelques paroles avec elles, même si je ne les connaissais pas : telle était la règle du jeu entre les Pures, les Parfaites. J'ai appris à les reconnaître quand elles étaient accompagnées de leurs enfants ou de leur époux, à ne pas chercher à deviner leur identité quand elles étaient seules, ce qui est peu fréquent.
«Les «soeurs» ne m'appelaient jamais par mon prénom»
Et j'ai très vite intégré les règles de ce jeu, qui sont des règles absolues, intransgressibles. Ainsi, les «soeurs» ne m'appelaient jamais par mon prénom, il me paraissait inimaginable d'appeler l'une d'elles par le sien : on ne prononce jamais le prénom d'une femme en niqab, un homme ou n'importe quelle personne étrangère pourrait l'entendre, or nul ne doit le connaître : il reste «entre nous». Je n'ai jamais su pourquoi, et je ne l'ai d'ailleurs jamais demandé tant cette règle semblait ferme, et surtout évidente pour toutes les autres femmes. Comme elles, j'ai appris à ne jamais élever la voix en public. Le jour où j'ai croisé une «soeur» dans un centre commercial, entourée de ses enfants qui chahutaient, j'ai observé son manège : elle ne les a pas grondés, elle ne les a pas rabroués, elle a calmement prié son mari de venir remettre un peu d'ordre, et elle s'est tenue en retrait, dans une attitude de totale neutralité, pendant qu'il distribuait les gifles. De même, j'ai appris qu'il m'était interdit d'éclater de rire, de blaguer, de m'exclamer, évidemment de lancer des mots vulgaires : seuls les mots «propres», prononcés doucement, m'étaient autorisés. Je devais aussi apprendre à être toujours à l'écoute des autres, de leurs problèmes, une attitude qui leur procurait du bien, mais qui me permettait surtout de gagner des hasanats, des bons points, dans la perspective de ma vie future au Paradis. Bref, je devais me montrer digne de mon niqab, et transmettre à tous notre «savoir-vivre», celui des parfaites musulmanes.
«Regarde ce spectre»
(...) La première fois que j'ai été insultée par un inconnu, dans la rue, je revenais seule de l'école où j'avais déposé mon enfant après le déjeuner. Je marchais tête baissée, comme j'en avais pris l'habitude, le mot a claqué dans mes oreilles : «Regarde ce spectre.» Je ne me suis pas retournée, mais j'ai immédiatement compris que «le spectre», c'était moi. J'ai eu mal, mais j'ai fait semblant de ne pas avoir entendu. Je n'ai pas réagi. De toute manière, je ne réagissais plus à rien. J'ai baissé encore plus la tête, mon menton s'est enfoncé dans le bas de mon cou, et j'ai continué ma route. Je l'ai entendu plusieurs fois, ce mot. «Le spectre.» Avec ses variantes : «le corbeau», et même «le corbeau de merde», «le fantôme», «Dracula». Je ne réagissais pas, j'avançais, c'est tout. Ces insultes ont cessé de me toucher. Peut-être que j'entrais dans mon nouveau rôle de Pure, celle qui se consacre à la prière et à sa famille. Peut-être que j'avais cessé d'être.
Avec les semaines puis les mois, je me suis habituée au niqab. A force de le revêtir, j'ai cessé d'éprouver l'impression d'enfermement qui m'étreignait les premiers jours, quand je me sentais étouffer à l'intérieur de ce sinistre costume. Quand est venu l'été, j'avais même cessé de ressentir la chaleur, mais il est vrai que mes sorties s'étaient alors considérablement réduites. Oui, je m'y étais habituée, il y avait même des jours où je m'y sentais bien, je m'amusais parfois de pouvoir observer tout le monde sans être reconnue par personne. Sous mon niqab, je pouvais grimacer, je pouvais bâiller ou même rêvasser pendant que l'on me parlait, je pouvais ne pas répondre : j'étais une Parfaite, j'étais un symbole, et nul n'aurait pu m'en vouloir si je ne rebondissais pas sur une conversation. Mon rôle de sage n'était-il pas d'écouter ? J'avais cessé d'exister, sinon dans la fierté qui se reflétait dans le regard de tous ceux qui me regardaient. Je n'étais plus moi, j'étais la représentation de leur islam.
J'étais terriblement seule sous la cloche de tissu qui me séparait du reste du monde. J'évoluais dans mon monde où régnait le néant. Je ne pouvais pas avoir une discussion normale avec quiconque dans mon entourage, puisqu'il était entendu que j'avais dépassé la normalité pour devenir un être supérieur. C'est du moins ce qu'ils croyaient. Ils ne savaient pas que, désormais, j'étais rien.»
(source: Le Figaro du 6 mai 2010)
*Sous mon niqab, de Zeina, avec Djénane Kareh Tager (Editions Plon).
*Sous mon niqab, de Zeina, avec Djénane Kareh Tager (Editions Plon).
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