le progressisme libertaire nous déshumanise
"Le refus de la limite nous déshumanise", avertissent les Veilleurs
Il n'est pas de ces twittos et blogueurs délirants incontrôlés. A l'occasion de la sortie du livre écrit par trois Veilleurs (avec Axel Rokvam et Marianne Durano): Nos limites – Pour une écologie intégrale (Centurion, juin 2014), Gaultier Bès De Berc, 25 ans, normalien et professeur agrégé de Lettres modernes dans un lycée public de la banlieue lyonnaise, a accordé un entretien au journal Libération Le Figaro pour expliquer ce qu'est l'écologie intégrale et pourquoi il faut selon lui combattre à la fois le marché libéral et le progressisme libertaire.
Figarovox: Votre livre est un peu le nouveau Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations. Sauf que là où Raoul Vaneigem appelait à la veille de mai 1968 à «jouir sans entraves», vous appelez au lendemain de la Manif pour tous à «consentir à voir ses désirs circonscrits par la nature ou par la société». Donnez-vous raison à ceux qui qualifient les événements de mai 2013 de «mai 1968 à l'envers»? Est-ce contre cet héritage que vous prétendez lutter?
La comparaison est flatteuse. Il y avait tant de belles aspirations dans le vaste et complexe mouvement de 68. Tant de naïveté aussi ! Ou de cynisme. Comment ne pas constater en effet que les rebelles d'hier sont devenus les roitelets d'aujourd'hui? Nous sommes passés de Dany le rouge à Dany vert-de-gris, du petit-bourgeois contestataire au notable médiatique, conformiste en diable, si peu dérangeant, «éco-tartuffe» favorable au travail du dimanche, à la procréation artificielle, au «capitalisme vert», au fédéralisme européen, bref apôtre du système libéral-libertaire fondé sur l'utopie du toujours plus. Quand Vaneigem invitait à «jouir sans entraves», il croyait mettre à bas le capitalisme. Il n'a fait que lui donner un champ d'expression illimité. Loin de renverserles puissances d'argent, Mai 68 a en effet renforcé leur assise. En dénonçant comme fasciste toute limitation du désir individuel, il leur a ouvert les portes de domaines jusqu'à présent préservés du mercantilisme - à commencer par l'amour et la procréation. Nous en donnons des exemples éloquents dans le livre. Parce qu'ils ont contribué plus que quiconque à débrider l'économie, à la désencastrer de toute norme morale - ou plus simplement de ce qu'Orwell appelait la «décence ordinaire» -, les soixante-huitards resteront, malgré leurs beaux rêves d'autogestion et de mise en commun, comme des idiots utiles du marché-roi.
C'est pourquoi je récuse cette expression de «mai 1968 à l'envers». Je lui préfèrerais celle de «mai 68 abouti» (ou intégral!), au sens où nous voulons réussir là où les soixante-huitards ont échoué: inventer un mode de vie alternatif, durable et universalisable. Il s'agit de combattre non seulement les effets, mais aussi et d'abord les causes de ce refus des limites qui, loin de nous émanciper, nous précarise et nous déshumanise: marketing agressif, déracinement identitaire, décérébrage médiatique, relativisme moral, et ses corollaires, misère spirituelle, fantasme de l'homme autoconstruit
Comment espérez-vous faire passer votre appel à la limite, dans un monde où l'individualisme consumériste n'a jamais été aussi triomphant? Votre combat n'est-il pas perdu d'avance?
Il n'est que les combats qu'on déserte qui soient perdus d'avance. Nous ne sommes ni des rêveurs, ni des résignés, ni de simples indignés. Promouvoir une écologie intégrale, c'est d'abord veiller à soutenir et à diffuser - à polliniser - toutes les initiatives locales, concrètes, solidaires, qui fleurissent un peu partout. Commençons par agir ici et maintenant, à notre modeste place, pour améliorer ce qui peut l'être en inventant des alternatives durables, accessibles, à cette logique totalitaire du «toujours plus» qui est souvent un «toujours pire». C'est en effet à une simplification générale de nos modes de vies qu'il faut travailler, pour les rendre moins artificiels, moins voraces, plus pérennes. Sans prétendre «sauver la planète» - ce qui serait déjà faire preuve d'une démesure prométhéenne -, ni même «prendre le pouvoir» - car c'est plus souvent le pouvoir qui vous prend... N'oublions pas qu'humanité et humilité ont la même racine: humus, la terre! Je suis plein d'espérance, car la société civile regorge d'idées pour refonder, par la base, une société plus juste et plus pérenne, c'est-à-dire plus respectueuse des personnes et de leur environnement. Coopératives, sites de troc ou de récup', associations pour le maintien d'une agriculture paysanne, systèmes d'échange locaux, «café suspendu», micro-crédit... Beaucoup travaillent depuis longtemps à cette écologie intégrale que nous appelons de nos vœux ! C'est cela que nous appelons la courte échelle: une logique d'entraide, de confiance, de partage, qui nous rapproche et nous élève.
Contre le «There is No Alternative» de Margaret Thatcher, qui présentait le modèle capitaliste-libéral comme nécessaire et inéluctable, vous prétendez proposer une alternative, celle de l'écologie intégrale. Qu'entendez-vous par cette expression?
Nous sommes dans un avion que personne ne sait plus faire atterrir, qui n'a d'autre choix qu'accélérer toujours pour ne pas s'écraser. Cette fuite en avant, on voudrait nous faire croire qu'elle est inéluctable, comme s'il n'y avait pas d'alternative au toujours plus. On fantasme un homme parfait, tout-puissant, maître de lui comme de l'univers... Des cultures transgéniques au transhumanisme, rien ne doit arrêter la grande marche du Progrès, rien ne doit borner l'extension du domaine de la lutte contre une nature humaine honnie parce que finie, rien ne doit empêcher la conquête de nouveaux débouchés par une technique idolâtrée! Eugénisme, euthanasie, licenciements boursiers: mort aux canards boiteux, place à l'homme augmenté, rentable, fonctionnel, standardisé! Bienvenue à Gattaca!
Face à ce système déshumanisant, l'écologie intégrale propose une alternative radicale: moins mais mieux! Indissolublement humaine et environnementale, éthique et politique, elle considère la personne non pas comme un consommateur ou une machine, mais comme un être relationnel qui ne saurait trouver son épanouissement hors-sol, c'est-à-dire sans vivre harmonieusement avec son milieu, social et naturel. Autrement dit, l'écologie intégrale ne sacralise pas l'humain au détriment de la nature, ni la nature au détriment de l'humain, mais pense leur interaction féconde. Saccager nos écosystèmes ne saurait en effet conduire qu'à notre propre déshumanisation. Les désastres écologiques ont toujours des conséquences sociales terribles, les plus pauvres les subissent de plein fouet. Face aux rêves démiurgiques de l'humanité, l'écologie intégrale propose une éthique de la sobriété choisie, fondée sur la conscience amoureuse de notre finitude. Seule la reconnaissance de notre propre vulnérabilité permet la solidarité: respecter toutes les fragilités, c'est déjà sortir d'une vision marchande de la vie, qui confond rentabilité et dignité. L'écologie intégrale est profondément politique, dans la mesure où elle travaille à la convergence des luttes de tous ceux qui oeuvrent pour un monde à la mesure de l'homme: il faut lire à cet égard les remarquables travaux de Pièces et main d'oeuvre, un groupe anarchiste grenoblois, sur l'artificialisation de la reproduction. Décapant!
Les Veilleurs se sont engagés avant tout contre la loi Taubira. Celle-ci une fois votée, quel sens cela a-t-il de continuer ces manifestations?
Les Veilleurs ne manifestent pas. Ils réfléchissent, ils lisent, ils dialoguent. Ils proposent au cœur de la cité un espace culturel et politique où chacun peut se réapproprier sa responsabilité civique. La loi qui a désinstitutionnalisé le mariage n'a été votée que parce que notre démocratie est sous le joug d'apprentis sorciers [en France alignée et chez ses modèles voisins] plus soucieux d'imposer à tous leurs fantasmes et leurs intérêts que de répondre aux inquiétudes des Français. Face à cette dérive oligarchique, la priorité est d'agir au niveau local pour diffuser un esprit de résistance en actes. Ainsi les Veilleurs cherchent-ils moins à influencer les puissants qu'à reformer ces petites agoras où chaque citoyen puisse venir librement réfléchir et s'interroger sur les conditions de la vie commune. C'est cela l'écologie: la science des conditions d'existence. Nous voulons favoriser des prises de conscience radicales, transversales, susciter de nouvelles synergies, loin des blocages idéologiques, des clivages artificiels qui nous paralysent plus qu'ils ne nous structurent. Ainsi voulons-nous contribuer, à notre mesure, à réintroduire dans un espace public saturé d'indifférence et de bruit un peu de convivialité, de gratuité, d'intelligence et de beauté.
Nous traversons une crise anthropologique profonde dont la loi Taubira est un épisode décisif. La mécanique de marchandisation du corps que nous avions dénoncée s'est immédiatement enclenchée. Ainsi, à Lyon, sous le slogan «Nos corps, nos choix», les revendications de la Gay Pride 2014 ont amalgamé PMA, GPA et prostitution. En instituant un pseudo-droit à l'enfant, on renforce l'emprise de la technique et du commerce sur la vie familiale. Echangisme et libre-échange... Débattrons-nous dans un an de la commercialisation des utérus artificiels sous prétexte que ça se fait déjà à l'étranger? A la discrimination des enfants privés de parité parentale, à la précarisation familiale due à la dissolution du lien biologique au profit d'une multi-parentalité sociale, contractuelle donc instable, s'ajoute l'instrumentalisation du vivant via le business des procréations artificielles, comme l'a reconnu récemment José Bové.
La dérégulation économique et la libéralisation des mœurs - dont Jean-Claude Michéa analyse bien la paradoxale mais profonde convergence - procèdent du même refus de toute limite objective: toujours plus de droits individuels, toujours moins de freins institutionnels. Ce qui était gratuit, naturel, mystérieux (donner la vie), le marché s'en empare. Nouveau désir, nouveau négoce! «Laissez faire, laissez aller»! Pour le traité transatlantique comme pour les mères porteuses. Nous déléguons bien au sous-prolétariat indien le recyclage de nos déchets toxiques, pourquoi dès lors ne pas leur déléguer aussi, en externalisant la gestation, la production de nos héritiers? D'autant qu'avec la concurrence de l'Ukraine, il paraît que les prix baissent... Huxley l'avait cauchemardé, nous sommes en train de le réaliser.
Vous citez cette phrase de Camus: «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse». Vous définiriez-vous comme des conservateurs?
Non, si cela signifie passéistes ; oui, si cela signifie légataires. Qu'allons-nous faire du monde que nous avons reçu en partage? Je ne veux pas que mes enfants puissent un jour me reprocher d'avoir sacrifié leur avenir à mon confort, de leur avoir laissé un monde irrespirable, par indifférence, aveuglement, égoïsme. Quand les jeunes «écologistes» s'enorgueillissent de faire une «politique sans conservateurs», que croient-ils subvertir? Le système économique actuel, fondé sur le productivisme à tous crins, dilapide nos ressources naturelles, saccage nos écosystèmes, met en concurrence les travailleurs du monde entier: il n'a en effet rien de conservateur. Il prospère sur ses propres ravages. L'abus de pesticides vous a rendu stérile? Qu'importe, nous vous proposons une PMA à des prix défiant toute concurrence! Vous êtes déprimé parce qu'une machine a pris votre travail? Prenez donc des cachetons! Et si ça ne suffit pas, promis, on vous vendra pas cher la corde pour vous pendre...
Face à cette surenchère démente, à quoi sert l'écologie [modérée mais déterminée et humanisée] si ce n'est à justement à briser l'idole des faux progrès, à dire stop: où voulons-nous aller? N'y a-t-il d'autre voie que cet impérialisme de l'artificiel qui nous mène tout droit au «meilleur des mondes» d'Huxley? Hélas, nos petits marquis progressistes d'EELV haïssent moins les conservateurs chimiques qui finissent par empêcher nos cadavres de se décomposer (nécessitant en retour un produit dissolvant!), que les consciences critiques qui, refusant d'appeler progrès une nouvelle aliénation, de confondre émancipation et déracinement, s'efforcent d'empêcher que le monde ne se défasse...
Veiller sur l'avenir, ce n'est pas regretter le passé, encore moins l'idéaliser, c'est témoigner de tout ce qui dans l'expérience humaine mérite d'être transmis, vivifié et enrichi par chaque génération. Nous ne sommes pas nés par hasard, par «génération spontanée». La culture dont nous héritons nous façonne et nous oriente. Elle nous éclaire sans nous contraindre. Ainsi, face au cercle vicieux d'une agriculture intensive à base d'engrais et de pesticides qui produit de fort rendements mais épuise les sols, menace la santé humaine et pollue nos écosystèmes, redécouvre-t-on peu à peu les vertus d'une agriculture vivrière traditionnelle fondée entre autres sur la polyculture et la jachère. Conserver le monde, ce n'est pas le mettre en conserve, c'est le préserver pour mieux le partager!
Tout le monde est assez d'accord pour déplorer les effets de la mondialisation, du réchauffement climatique à l'effondrement du Rana Plaza. Certes, contrairement à d'autres, vous déplorez dans votre livre les effets ET les causes. Mais que proposez-vous concrètement pour sortir de ce modèle?
Tant mieux si petit à petit, devant la réalité, certains mirages s'estompent! Mais il y a encore du travail pour «dépolluer» nos imaginaires des slogans publicitaires qui nous vendent un monde sans limites, nous bercent d'illusions en flattant notre ego. Pour bien agir, commençons par arrêter de croire aux solutions miracle ou aux hommes providentiels. C'est de prudence et de patience que nous manquons le plus. Nous avons d'abord besoin de retrouver chacun, personnellement, un rapport plus sain au monde qui nous entoure. Et comme le disait déjà Bernard Charbonneau, «ce n'est pas d'un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d'une vie moins artificielle». Nous devons réfléchir à nos modes de vie qui, en l'état, ne sont ni durables ni généralisables. C'est une question de bon sens et de justice. Agissons d'abord à notre échelle en privilégiant proximité et qualité, circuits courts, petits commerces, etc. La vraie politique commence là, à travers des engagements quotidiens, familiaux, culturels, associatifs...
Reste l'inévitable question des partis. On peut estimer urgent de rénover de l'intérieur les grands partis pour y diffuser ses idées, ou d'en soutenir de nouveaux, issus de la société civile. On peut aussi relire Simone Weil et sa Note sur la suppression générale des partis politiques, et penser que ce sont de vieilles choses, que ce mélange de cynisme électoral, de caporalisme bien-pensant et de manipulation médiatique est dispensable, bref, qu'il faut inventer à long terme une nouvelle manière d'organiser la vie commune. Tout cela n'est d'ailleurs pas inconciliable. Mais je crois qu'il est sage de commencer par travailler au niveau local, humblement, loin des honneurs et des sirènes médiatiques, avant de postuler à quelque responsabilité que ce soit. De cette base solide seule jailliront les élites dévouées dont la France a besoin - et qu'elle mérite.
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