Choisir la France, c'est tout perdre ?
La situation des harkis est la moins méconnue des Français
En France, "harki" est souvent utilisé comme synonyme de "Français musulmans rapatriés" (FMR) à partir de 1962. Au sens strict, le mot 'harki" désigne un Algérien servant la France coloniale dans une formation paramilitaire, une harka, mot arabe auparavant utilisé au sens figuré pour désigner une guerre contre un ennemi extérieur, mais aussi de petits affrontements, des barouds entre tribus.
Harki désigne par extension une partie des supplétifs de l'armée française, au même titre que les moghaznis (Sections administratives spécialisées), les groupes mobiles de sécurité (GMS), les groupes d'autodéfense (GAD) et les Unités territoriales (Unités de réserve en 1960), auxquelles il faut encore ajouter les réservistes spéciaux, les "assas" - gardiens escortant les convois - des précaires sous contrat mensuel renouvelable avec l’armée française (1957-1962), durant la guerre civile en Algérie, sans avoir un statut militaire. Les " harkas", formations très mobiles, furent d'abord employées localement pour défendre les villages, puis constituées en commandos offensifs sous la responsabilité d'officiers français.
Actuellement, "harki" désigne les Algériens qui ont dû quitter l'Algérie sous la menace du FLN en raison de leur fidélité à la France anti-indépendantiste. Restés Français, ils se sont installés en France après l'indépendance de l'Algérie, sous couvert de la loi sur les rapatriés. Comme tous les Algériens qui résidaient en France après 1962, ils purent conserver la nationalité française par simple déclaration jusqu'au 22 mars 1967.
En Algérie, harki est devenu synonyme de traître et de collaborateur. Pourtant, l'historien Mohammed Harbi, ancien membre du FLN, conseiller de Ahmed Ben Bella emprisonné (1965-1968) après le coup d'État de Houari Boumédiène (d'abord président du Conseil de la Révolution), dénonce ces termes infamants qui, souligne-t-il, "devraient être dépassés", car les affrontements d'Algérie et ceux qui ont opposé la résistance française aux collaborateurs ne peuvent pas être assimilés.
En comptant les "Pieds noirs" (catholiques et juifs français, soit originaires d'Algérie, soit de souche européenne installés en Afrique française du Nord jusqu'à l'indépendance), et tous les musulmans "loyalistes", la France a dû accueillir 2,5 millions de personnes. Elle le fit vaille que vaille pour les premiers mais en abandonna les derniers. Seuls 42.500 harkis purent trouver refuge en France métropolitaine, tandis que les autres ont souvent été exécutés par le FLN. Le 14 avril 2012, Nicolas Sarkozy a officiellement reconnu la responsabilité du gouvernement français dans "l'abandon" des harkis après la fin de la guerre d'Algérie en 1962.
Les Harkis et leurs descendants représenteraient en 2012 entre 500.000 et 800.000 personnes en France. Comme les autres supplétifs, les harkis ont obtenu le statut d'anciens combattants en France par une loi du 9 décembre 1974. L'armée française chargée de leur transfert, de l'hébergement et de l'encadrement de l'ensemble des opérations a utilisé différentes structures appelées généralement camp de transit et de reclassement, au nombre de sept.
Pendant les années de relégation (1962 - 1975), les anciens harkis et leurs familles vont se répartir sur quatre zones géographiques. Une partie d’entre eux parvient plus ou moins vite à se loger hors des structures d’accueil évitant ainsi les effets néfastes de la relégation prolongée, mais des milliers d’autres resteront longtemps logés dans trois types de structures, les camps ou cité d’accueil dont deux vont perdurer dans leurs organisations d’origine, celui de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard) regroupant les chefs de familles âgés ou de familles nombreuses, les handicapés physiques ou les personnes démunies de ressources, jugées difficilement reclassables dans la société française), des hameaux forestiers (pour des travaux de reboisement dans le sud-est) et aussi dans dix-sept ensembles immobiliers urbains de type SONACOTRA. Les reclassements professionnels des anciens supplétifs n’étaient pas aisés compte tenu de leur faible qualification.
Cinquante ans après la chute de Dien Bien Phu, des Français rapatriés d'Indochine vivent toujours dans des baraquements.
Une route défoncée. Des dizaines de baraquements délabrés, alignés les uns à côté des autres, marqués d'une lettre ou d'un numéro, et surmontés d'un toit de tôle. A quelques kilomètres du coeur de Sainte-Livrade, un village d'un peu plus de 6.000 âmes, posé sur les berges du Lot, dans le Lot-et-Garonne, une simple pancarte indique l'entrée du "Centre d'accueil des Français d'Indochine", le CAFI. 1.200 Français d'Indochine se sont installés au printemps 1956.
C'est là, dans cet ancien camp militaire, que sont arrivés, en avril 1956, 1.160 réfugiés, dont 740 enfants, rapatriés d'Indochine. Après les accords de Genève de 1954 et le retrait de la France du Sud-Vietnam, l'Etat français a pris en charge ces couples mixtes ou ces veuves de Français (soldats ou fonctionnaires), qui fuyaient la guerre et le communisme. L'Etat les a hébergés "provisoirement" -selon les mots employés en 1956 par les autorités - dans ce camp de transit. Puis les a oubliés. Cela fait cinquante ans [lors de ce récit] qu'ils attendent, cinquante ans qu'ils vivent là [près de soixante années, en 2014].
"Nous sommes restés toutes ces années sans comprendre, sans rien dire", dit Jacqueline Le Crenn. Agée de 91 ans, cette vieille femme eurasienne vit dans le même baraquement depuis qu'elle a quitté le Tonkin de son enfance, il y a près d'un demi-siècle. Son appartement comprend une entrée-cuisine, une chambre-salon, et une pièce transformée en pagode, où elle voue son culte au Boudha. "Je me suis habituée au camp et à cette vie, poursuit-elle. Je veux mourir ici."
Jacqueline fait partie des 48 "ayants-droits" encore en vie, sur les quelque 200 personnes hébergées au CAFI. La plupart des enfants de rapatriés ont quitté le camp. Mais les plus fragiles sont restés : les veuves, qui n'ont jamais eu les moyens de s'installer ailleurs; les enfants qui n'ont pas trouvé de travail ; les malades et les handicapés.
"La guerre est venue et nous avons tout perdu"
Selon l'association "Mémoire d'Indochine", une quinzaine de personnes handicapées vivent au CAFI, dans des conditions très précaires. Des silhouettes mal assurées hantent en effet le centre des rapatriés. Comme cet homme au teint sombre et aux yeux bridés, claudiquant le long des baraquements. Ou ce quadragénaire aux cheveux longs, qui erre dans le camp en parlant tout seul. "Certains enfants du centre ont fait des crises d'adolescence difficiles, explique le président de Mémoire d'Indochine, Georges Moll. Ils ont été conduits à l'hôpital psychiatrique et en sont ressortis dans un état catastrophique."
Jacqueline Le Crenn vit seule depuis le départ de ses six enfants. La mère de cette femme au physique sec était Vietnamienne et son père, mort à la guerre de 1914-18, Français. "Nous sommes pupilles de la nation", dit fièrement Jacqueline. La vieille femme voûtée, assise à côté d'un poêle à gaz, raconte sa vie d'avant, la "vie heureuse". La construction d'une maison au Tonkin, où son mari et elle avaient projeté de s'installer, l'achat de rizières pour leurs vieux jours. "Et puis la guerre est venue et nous avons tout perdu."
Marines français et américains évacuant
293 000 réfugiés vietnamiens fuyant la zone nord communiste |
En arrivant au camp de Sainte-Livrade, alors entouré de barbelés, le fils de Jacqueline a demandé : "«Maman, c'est ici la France ?" "Le plus dur, c'était le froid, précise Jacqueline. Ensuite, il a fallu tenir, tout reconstruire, trouver de quoi vivre." Beaucoup de rapatriés ont été embauchés dans les usines d'agro-alimentaire de la région. Ou travaillaient dans les champs de haricots.
Claudine Cazes, 11ème de 16 enfants - et première à être née dans le CAFI, en 1957 -, se souvient des heures d'"équeutage". "Des sacs de haricots arrivaient au camp le matin et devaient être prêts pour le soir, raconte cette aide-soignante de 47 ans, qui a quitté le camp en 1977. Tout le monde s'y mettait." Sa mère, Vuong, âgée de 81 ans, vit toujours au CAFI. Son père, Paul, est mort l'année dernière. Français d'origine franco-chinoise, il avait fait de prestigieuses études en Indochine, et travaillait dans les forces de sécurité. Mais en arrivant en métropole, Paul Cazes n'a pas pu intégrer la police française, et a dû travailler à l'usine.
"L'Etat français sait ce qu'il nous doit. Moi, jamais je ne lui réclamerai rien"
Des Vietnamiens et des Cambodgiens aussi |
Logé dans un autre baraquement du camp, Emile Lejeune, 84 ans, dit ne pas avoir de "nostalgie". Pour sa mère et lui, le rapatriement de 1956 fut un soulagement. Militaire du corps expéditionnaire français en extrême-orient (CEFEO), ce fils d'un magistrat français et d'une princesse vietnamienne a été fait prisonnier en 1946 par le Vietminh [organisation politique et paramilitaire vietnamienne, créée en 1941 par le Parti communiste indochinois] et est resté sept ans en captivité. "Là-bas, la vie et la mort étaient sur le même plan, témoigne Emile. Beaucoup de mes camarades sont morts de dysenterie, du palu, ou de malnutrition. Le pire, c'était le lavage de cerveau. On nous affaiblissait pour nous inculquer le communisme." Sur près de 40.000 prisonniers du CEFEO, moins de 10.000 ont survécu aux camps du Vietminh.
Chez Emile, une photo de jonque, voguant dans la baie d'Halong, des statues de Boudha, et plusieurs couvre-chefs : le traditionnel chapeau conique des vietnamiens, un chapeau colonial usé et un képi de soldat français. Son vieux képi entre les mains, le vieil homme aux yeux bridés dit qu'il n'a "pas de haine en lui". "Mais je suis attristé, ajoute-t-il. Parce que la France en laquelle nous croyions ne nous a pas accueillis. Nous n'avons jamais été considérés comme des Français, mais comme des étrangers. Parqués, surveillés, puis abandonnés." Emile, lui, demande juste "un peu de reconnaissance". Au nom de "ces dames du CAFI, trop humbles pour réclamer". Au nom de ces "épouses ou mamans de combattants, pour certains morts au champ d'honneur, morts pour la France."
D'abord rattachés au ministère des Affaires étrangères, les rapatriés du CAFI ont ensuite été administrés par huit ministères successifs. Les directeurs du camp étaient des anciens administrateurs des colonies. "Ils reproduisaient avec nous leurs mauvaises habitudes de là-bas, se souvient Jacqueline Le Crenn. Ils nous traitaient comme des moins que rien. Nous devions respecter un couvre-feu et l'électricité était rationnée."
Au début des années 1980, la commune de Sainte-Livrade a racheté les sept hectares de terrain à l'Etat pour 300.000 francs, avec le projet de réhabiliter le centre. Mais ces bâtiments, construits avant-guerre pour abriter provisoirement des militaires, n'ont jamais été rénovés. Longtemps, il n'y a eu ni eau chaude, ni salle d'eau, et des WC communs. "Pas d'isolation, pas d'étanchéité, sans parler des problèmes d'amiante, et des réseaux d'électricité hors normes", énumère la première adjointe au maire, Marthe Geoffroy.
En 1999, la municipalité, aidée de l'Etat, a engagé un programme de réhabilitation d'urgence pour les logements ne bénéficiant pas du confort sanitaire minimal. Des travaux à "but humanitaire" dans l'attente d'une solution pour l'ensemble du CAFI. Mais depuis, rien. Le maire (2001-2008, UMP), Gérard Zuttion, se dit bien "un peu choqué" par cette "sorte d'abandon". Mais il dit aussi que la commune n'a pas les moyens "d'assumer seule les déficiences de l'Etat vis-à-vis de cette population". Le maire évoque des "projets de réhabilitation sérieux pour les prochains mois". Puis il se ravise, parle plutôt "d'années". "A cause de la lenteur de l'administration..."
"C'est trop tard, tranche Claudine. Tout ce que nous voulons, au nom de nos parents, c'est la reconnaissance." Sa mère, Vuong, écoute sa fille sans rien dire, s'affaire dans la cuisine, puis s'assoit dans un grand fauteuil d'osier. Au crépuscule de sa vie, cette femme jadis ravissante, des cheveux blancs tirés dans un chignon impeccable, n'attend plus rien. Tous les matins, elle apporte une tasse de café sur l'autel où repose une photo de son mari, disparu l'année dernière. Elle dépose d'autres offrandes et brûle un bâton d'encens. Avant de mourir, l'homme de sa vie répétait à ses seize enfants : "Ma seule richesse, c'est vous. L'Etat français sait ce qu'il nous doit. Moi, jamais je ne lui réclamerait rien. Nous vivons dans le camp des oubliés."
Une association défend en vain les rapatriés d’Indochine
L’association "Mémoire d’Indochine" se bat depuis 2002 pour que les familles des rapatriés d’Indochine soient reconnues et traitées de la même manière que les harkis d’Algérie. Elle demande qu’une "allocation de reconnaissance" de 30.000 € soit versée à chaque famille, ainsi qu’une amélioration du montant des retraites des veuves par enfant élevé. Depuis que l’État a cédé le Cafi de Sainte-Livrade à la commune, il continue de verser une allocation – 60.000 F (soit 9.147 €) en 2001, un montant "dérisoire" aux yeux de l’association – pour l’entretien du camp, au prorata du nombre des "ayants droit". [Depuis 2001, et Lionel Jospin, premier ministre PS, la mairie de Sainte-Livrade ne reçoit plus aucune subvention]
La partie de l'article consacrée aux réfugiés politiques vietnamiens est essentiellement due à Solenn DE ROYER à Sainte-Livrade-sur-Lot (Lot-et-Garonne)
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